Jean-Pierre Portevin Fantasy le vent du Moundaÿ : livre 2 duSouffle d’Askat

le vent du Moundaÿ : livre 2 duSouffle d’Askat

1er chapitre

Dans le tome précédent…

Il y a dix mille ans de cela, après la guerre des dieux, l’empire de Politeïa régna sur le monde, puis vint le temps des ombres noires et de l’impérator. C’est alors que deux hommes se rencontrèrent.

Journal d’Iléna, souveraine des dames vertes

C’est ainsi que débute le livre 1 du Souffle d’Askat.

Astaroth, le prince des ténèbres, tient sous sa coupe l’impérator et son empire. Abdias, le semi-elfe et prêtre d’Askat, rencontre Aïwendil, capitaine des hordes et amant de Naahma, fille de l’impérator. Cet attelage improbable fait route ensemble.

Manaël, le plus grand mage de tous les temps, meurt en évoquant la prophétie des dragons. Chaque camp tente de vérifier si cette prophétie existe réellement.

Les elfes, les dames vertes protectrices de la nature, les sans cervelle (un peuple courageux), les lutins et leur don de métamorphose ainsi que les taiseux doivent affronter l’armée des démons devant Politeïa, la capitale.

Venus du sanctuaire, les bucentaures viennent prêter main-forte aux humains, et les enchanteresses dédiées au chant sacré permettent de remporter la victoire. Astaroth est réduit en cendres…

Après la bataille de Politeïa, l’empire d’Aïwendil le brave pansait ses blessures. C’est alors que le vent du Moundaÿ s’est mis à souffler.

Journal d’Iléna, souveraine des dames vertes

1

Le monastère de Flangebouche

Le soleil de Flangebouche se faisait paresseux ces derniers temps. Ce n’était pas encore la grande nuit de l’hiver, mais une douce torpeur qui commençait à gagner la nature. Les feuilles jaunissaient doucement, certaines, plus fatiguées que les autres, tombaient avec lenteur.

Abdias venait de se lever et s’approcha de la cheminée. « Il faudra songer à la ramoner », pensa-t-il en se couvrant de la grosse cape en laine. Il versa dans une coupe un peu d’eau et y jeta quelques feuilles. Ayant pris soin de s’assurer qu’il était seul, il prononça une formule magique qui réchauffa instantanément sa tisane. Assis sur le grand fauteuil, il la but tranquillement. Bientôt les postulants arriveraient, il lui fallait être prêt, mais lui aussi se laissait engourdir et s’il continuait à pratiquer la magie, il s’en servait de plus en plus pour des choses du quotidien. Il n’en tirait pas gloire et chassait la honte par tout le travail accompli depuis la bataille de Politeïa. Déjà un an qu’il était revenu à Flangebouche pour édifier ce monastère consacré à Askat. Les taiseux l’avaient bien aidé : ils en avaient coupé, des arbres, pétri, de l’argile pour les briques, cloutées, des planches. Le monastère était sorti de terre et le village s’était refait une beauté, du genre de beauté dont on se contentait ici. Après les ravages des hordes, il ne restait plus rien. Patiemment, sur les ruines et les cendres, les taiseux avaient rebâti. Mais les maisons avaient beau se redresser, les jardins fournir à nouveau les bons légumes d’autrefois, une inquiétude suintait de partout. Les quelques bucentaures que le sanctuaire des enchanteresses envoyait de temps à autre pour patrouiller ne suffisaient pas à chasser les souvenirs. Entre stupeur, émerveillement et inquiétude, la vue de ces êtres étranges attestait d’une ère nouvelle. Ceux qui avaient participé à la bataille avaient beau expliquer et raconter pour la centième fois ce qu’ils avaient vu, ils n’en tiraient aucune fierté. S’en être sorti vivant était déjà un véritable miracle. Les plus endurcis hochaient la tête et murmuraient, de peur d’être entendus :

  • — On peut me raconter ce qu’on veut, tout ça n’est pas normal.

Tous ici avaient payé un prix fort pour que la victoire l’emporte et l’on n’avait pas encore fini de rembourser. L’on faisait ce qu’on avait à faire et les journées étaient bien occupées, mais les soirées et les rires se faisaient plus rares. Bientôt la neige arriverait, avait prédit le vieil édenté.

  • — Mes douleurs ne fe tromfent vamais.

Seuls les enfants gardaient l’énergie nécessaire pour raconter par le menu ce qu’ils avaient vu et que l’on était bien obligé de croire puisque tous les témoignages allaient dans leur sens. Ils couraient dans les champs, refaisant la bataille comme le font les enfants. Avec Abdias, ils étaient les seuls à aborder les bucentaures. Les plus petits n’avaient point peur de grimper sur leur dos. Les mères hurlaient, les gamins riaient et les bucentaures éjectaient avec douceur leur intrépide cavalier. Les greniers étaient remplis, la récolte fut pourtant maigre, mais la grande ville avait fourni de quoi passer un hiver tranquille. La caverne du dragon était devenue un lieu de pèlerinage auquel Abdias avait rapidement mis fin.

  • — Ce n’est plus un pèlerinage, juste une attraction, et le sanctuaire est beaucoup trop près.

Depuis, des pancartes avertissaient le visiteur que le lieu était dangereux. Les taiseux, pas peu fiers de garder pour eux ce lieu mythique, participaient à la mascarade, racontant sous le manteau aux étrangers trop curieux les plus horribles des histoires. Il y avait même eu une réunion de tout le village pour que l’on se mette bien d’accord sur ce qu’il convenait de dire. On avait rajouté à l’orée de la forêt ronces, acacias, cactus, féviers et autres chardons dont les épines décourageaient ceux qui voulaient braver l’interdit. Les dames vertes avaient apporté leur concours. Mais Tylod, le plus petit des effrontés de Flangebouche, avait réuni en secret les enfants. Pas question pour Tylod et les enfants de laisser la caverne du dragon aux adultes ! Ils avaient donc creusé un tunnel donnant accès à un chemin plus aisé. Ils en avaient gardé des souvenirs cuisants, entre les griffures des épines et les fessées de leurs parents, mais les taiseux avaient laissé faire. La coutume continuait donc : les enfants ne cherchaient plus la caverne, ils allaient la visiter et restaient des heures à regarder en silence ce grand squelette, puis repartaient tranquillement chez eux, la tête farcie de délicieuses sensations, entre excitation et peurs enfantines.

Depuis leur retour au village, la plupart des pisteurs d’Abdias, comme ils s’étaient eux-mêmes nommés, avaient repris leur vie d’avant. Seul Tylod avait surpris son monde en demandant à être le premier postulant du monastère. Les moqueries tombèrent aussi vite que les feuilles de fin d’automne, mais il n’en démordait pas. Ses parents, de guerre lasse, allèrent trouver Abdias.

  • — Laissez-moi seul avec lui, leur avait-il demandé.

Tylod rencontra le prêtre d’Askat comme on le fait d’un ami. La différence d’âge, la renommée d’Abdias, tout aurait dû contribuer à une solennité que ni l’un ni l’autre ne souhaitait. C’est sur le vieux banc de pierre usé par le vent que Tylod se confia.

  • — Tout le monde se moque de moi. Je suis petit, c’est vrai, mais Askat est-il fait pour les puissants ?
  • — Non, tu as raison.
  • — Je fais le malin, dit-il d’un air très sérieux, mais tout ça m’a fait peur et au monastère je pourrai peut-être trouver la paix.
  • — Il faut les comprendre, tu es l’un des gamins les plus coquins de Flangebouche.
  • — Je le reconnais, il m’arrive parfois de faire quelques bêtises.

Abdias le regardait en souriant.

  • — Oui, bon d’accord, j’en fais beaucoup. C’est vrai que depuis mon retour, je n’arrête pas de saouler tout le monde avec nos aventures.

Abdias ne répondait rien en souriant toujours. Le gamin se tenait bien droit devant lui, les poings sur les hanches, comme il en avait l’habitude quand il était contrarié.

  • — Pff, t’es pénible, tu as raison, j’exagère peut-être un peu.
  • — Un peu ?

La tête basse et l’air faussement contrit, il ajouta :

  • — Ça me rassure… et ça me fait rire, ça fait du bien après tout ça, dit-il de sa voix d’enfant.

Abdias lui répondit calmement, en s’agenouillant pour se mettre à sa hauteur, et le prit par les épaules. Le fixant longuement, il prononça ces paroles :

  • — Tylod, fils de Tingouen, tu es trop jeune encore, il te faut vivre, que l’expérience te rabote un peu, mais je veux bien t’accueillir comme apprenti postulant.

Il s’était relevé et pointa son doigt vers l’enfant.

  • — Et ne crois pas que cela te donne plus d’importance. À la première bêtise, tu seras renvoyé.
  • — La première ?
  • — Je ne parle que de fierté, d’arrogance. Sois patient, ce qui ne sera pas facile te connaissant, courageux, et obéis-moi en tout. D’autres arriveront, tu seras chargé de les accueillir. Dès ce soir tu couches au monastère, je vais avertir tes parents.

Pendant qu’Abdias s’éloignait, l’enfant se dit pour lui-même : « Apprenti postulant, c’est plutôt un bon début pour un gamin de mon âge. »

Et il repartit, tout guilleret.

À compter de ce jour, il prit ses quartiers au monastère, mais ne perdait pas une occasion de retourner à la ferme familiale faire collection de câlins maternels et se fourrer les poches de galettes de froment que sa mère lui donnait en lui disant, comme si cela était un secret :

  • — Fais-en profiter Abdias, c’est un honneur pour notre village d’accueillir ce monastère. Ton père et moi sommes fiers de toi.

Sur le chemin du retour, ses camarades l’appelaient et il les rejoignait pour redevenir un temps le coquin que tout le monde connaissait ici, depuis peu, il lui arrivait de refuser.

  • — Désolé, Abdias m’attend.

Le prêtre d’Askat l’emmenait toujours quand il arpentait les chemins forestiers et ils se retrouvaient souvent dans la caverne du dragon. L’enfant s’en étonnait.

  • — Tu cherches quoi en venant ici ?
  • — Et toi, avec ta bande de garnements ?
  • — Rien de spécial. Je n’en reviens toujours pas que les dragons aient existé.
  • — Eh bien, moi, c’est un peu la même chose.
  • — Heu, moi, je suis pas trop pressé de les rencontrer, ce tas d’os suffit largement à me faire peur !
  • — Et puis nos petites escapades me donnent l’occasion de t’en apprendre un peu plus sur les richesses que dame nature nous offre.

Il arrachait alors avec délicatesse telle ou telle racine puis commençait la leçon.

  • — Regarde celle-ci.
  • — Pff, du chiendent.
  • — Non, de la kysith. Si tu fais bouillir les racines, tu auras une tisane qui guérira tes maux de gorge.
  • — C’est pas très magique tout ça.
  • — La magie ! Laisse-la où elle doit être. Tu es impatient. Apprends d’abord, et si tu as le don nous passerons à autre chose.

Parfois, ils recevaient la visite d’Eroim désormais membre à part entière de la guilde. Il en avait même refusé le titre de grand maître.

  • — Le monde a besoin de calme et de sérénité, ce n’est pas le moment d’attiser des jalousies inutiles.

Ils parlaient peu de ce qui s’était passé. Pas question d’oublier, de faire comme si, juste la volonté de prendre, pour un temps, un peu de repos. Ils avaient, comme beaucoup, puisé au plus profond la force nécessaire pour que la magie l’emporte.

Il leur arrivait de participer aux travaux des champs et ils y trouvaient un précieux réconfort. Les taiseux s’y étaient pourtant opposés vivement :

  • — Pas vous, vous êtes des héros !

Ce à quoi ils rétorquaient qu’ils en avaient besoin. Bizarrement aux yeux des taiseux à qui ils se confiaient, ils disaient que les héros disparaissaient sous les courbatures et qu’ils en tiraient bénéfice. Les taiseux acceptaient, car on n’osait pas refuser à de telles légendes, mais quand Abdias et Eroim avaient le dos tourné, les hochements de tête et les haussements d’épaules semblaient dire : « Ne cherchons pas à comprendre, ces deux-là sont vraiment bizarres ! »

Quand le temps le permettait, ils marchaient longtemps dans la campagne environnante et ne s’arrêtaient que pour s’asseoir sur le flanc de la colline et se perdre dans des discussions sans fin. Abdias avouait son impatience et son inquiétude. Eroim paraissait surpris.

  • — Pourquoi parler ainsi ?
  • — Parce que je ne m’attends pas à un flot de postulants. Askat me l’a soufflé dans le creux de l’oreille.

Eroim haussait les épaules.

  • — Pourtant, avec tout ce qui s’est passé à Politeïa !
  • — Tu connais les hommes, ils s’enflamment aussi vite que la paille, ça ne dure jamais très longtemps.

Ils dissertaient des heures sur la façon dont la formation des futurs postulants se mettrait en place. C’était alors un caquetage incessant. On aurait dit deux vieilles se chamaillant à propos d’une recette. Eroim plaidait pour une formation stricte et très encadrée. Abdias prônait quant à lui quelque chose de plus souple. Et quand à bout d’arguments l’elfe secouait la tête, il renonçait à disserter plus longtemps.

  • — C’est ton monastère, après tout.
  • — Non, celui d’Askat, et je compte sur lui pour qu’il m’indique le chemin à suivre. Je tâtonne, Eroim. Et si je te disais que je ne sais pas trop comment faire ?
  • — Je te répondrais que je n’en suis guère surpris.

Les oreilles de l’elfe frétillaient alors en accord avec le sourire bienveillant qu’il lançait à son ami. En général Abdias se levait et englobait le paysage d’un geste de la main.

  • — Je veux qu’ils soient ancrés ici. Ton père m’a dit que cet endroit vibrait, je veux qu’ils sentent cette vibration.

Puis commençait le rituel. Eroim le regardait, désormais habitué à cette façon de faire. Abdias reprenait ses va-et-vient, parlait haut et fort ou murmurait comme pour lui-même. On sentait chez lui l’excitation du maître avide et impatient de faire au mieux pour ses élèves.

  • — Dès le lever du soleil, nous irons dans les alentours, il est bon de se familiariser avec la création. Je leur apprendrai tous les coins et recoins de Flangebouche. C’est leur village désormais et Tylod trouvera là de quoi remplir sa fonction d’apprenti. Nous préparerons le repas de midi ensemble puis…
  • — Après ta sieste.
  • — Parfaitement, le repos c’est important. Après, nous ferons des exercices de méditation. Medouneter a été un bon maître, je m’en inspirerai. Nous écouterons la prière d’Askat, nous discuterons sur le texte des enchanteresses.
  • — Et la magie ?
  • — Elle aura sa part, mais je ne veux pas qu’elle soit l’argument principal.
  • — Et s’ils n’ont pas le don ?
  • — Ils auront au moins celui d’aimer Askat, qui leur rendra bien, et pas question de recréer une énième confrérie, beaucoup viendraient ici uniquement pour cela.
  • — Je te comprends, mais ne te prive pas de cette arme. Si tu le veux, je viendrai initier tes postulants à la magie de mon peuple.

Ils revenaient le soir, apaisés et heureux de s’endormir rapidement.

Le monastère venait d’être terminé, Aïwendil avait promis qu’il viendrait le voir prochainement, mais depuis peu, le vent du nord s’était invité, amenant avec lui les prémices d’un hiver qui s’annonçait rude. La neige avait d’ailleurs fait son apparition bien plus tôt que d’habitude. La visite du prince de Politeïa, car tel était désormais son titre officiel, serait donc pour plus tard.

L’attaque soudaine de l’hiver avait poussé les taiseux à redoubler d’efforts. Les travaux des champs devaient être terminés au plus vite.

  • — Fi, fette foutue neige f’est un dévaftre.

Propos repris en chœur par tout le village rassemblé dans la salle commune. D’habitude si prompts à sourire devant les propos du vieil édenté, les taiseux appuyèrent même sa remarque devant le conseil réuni et Abdias.

  • — Jamais vu ça de toute ma vie !
  • — Incroyable comme l’hiver est arrivé !
  • — D’habitude il s’annonce à nous par étapes !
  • — Heureusement que j’avais pris un peu d’avance.

Les taiseux n’avaient pas coutume de babiller pour ne rien dire, mais cela faisait déjà une bonne heure que chacun crachait à tout le village son agacement, auquel Abdias mit fin.

  • — Les taiseux sont bien bavards aujourd’hui, dit-il en souriant.

Et comme pour couper court à toute protestation, il ajouta dans la foulée :

  • — Et ils ont bien raison, mais je crois que tous ont compris. L’hiver est là, trop tôt, trop rude mais c’est ainsi. Que tous se mettent au service de l’autre, vous avez l’habitude. On termine au plus vite les travaux nécessaires et on courbe le dos en attendant le printemps.

La salle se vida d’un coup. Les taiseux étaient venus dire ce qu’ils avaient sur le cœur. Ils l’avaient fait puis, comme apaisés devant les paroles de bon sens du prêtre d’Askat, ils retournaient à leur vie tranquille, chacun demandant à son voisin s’il avait besoin d’aide.

Abdias regagna le monastère situé en haut de la colline, et la neige tombée dans la nuit ne lui facilita pas la tâche. Elle faisait se ployer les branches des arbres, rendant le silence encore plus assourdissant. Bientôt, chacun allait rentrer dans sa coquille.

Les premiers postulants étaient arrivés peu après. La première à avoir répondu était une jeune fille d’une famille noble de Politeïa. Comme tous les membres de sa caste, elle avait été sèchement réquisitionnée pour nettoyer « le champ du carnage », comme on l’appelait depuis. S’approcher des démons d’Astaroth, enterrer tous ces cadavres l’avait profondément marquée. Ysangre était son nom. Une fois le nettoyage achevé, elle ne put se résoudre à reprendre le cours de sa vie d’avant. C’en était fini pour elle des belles tenues des élégantes de Politeïa ; finies les soirées où les familles nobles se retrouvaient et devisaient d’un air entendu pour arranger les futurs mariages. Elle restait des heures dans sa chambre et regardait de son balcon Politeïa reprendre vie et frétiller de nouveau. Elle avait croisé une fois le nouveau maître, Aïwendil le brave : elle y avait vu détermination et souffrance. L’ancien des hordes avait changé. Si beaucoup le craignaient encore un peu, elle perçut chez lui comme les braises d’un espoir possible. Elle tenta bien de rassembler autour d’elle des jeunes venus de tous les horizons, qu’elle avait croisés lors du grand nettoyage, pour apporter un peu de nourriture aux mendiants qui s’étaient vite passé le mot, mais elle ne trouva pas grand monde, et quand elle voulut trainer dans les ruelles les plus sombres elle n’eut plus personne. Elle ne se plaignait jamais et son sourire était la seule réponse aux insultes des mendiants jamais rassasiés. À ses parents à qui elle s’était confiée, elle avait murmuré :

  • — Un sage d’un autre temps a dit que les pauvres étaient des maîtres exigeants.

Mais les insultes ajoutées aux réprimandes familiales mirent fin à cette « folie », selon ce qu’en disait son père. C’est elle qui annonça à la fin d’une journée plus rude que les autres qu’elle désirait se rendre au monastère d’Askat. Les protestations familiales ne durèrent guère, les affaires reprenaient, ses parents avaient d’autres chats à fouetter.

  • — Qu’Astaroth l’emporte ! avait grommelé son père. Elle fait n’importe quoi, et si elle veut devenir une postulante, libre à elle. Si nous ne pouvons pas la marier, notre famille trouvera peut-être quelque avantage à avoir dans ses rangs une prêtresse d’Askat.

Sa mère était restée silencieuse. Elle eut juste un geste de la main quand sa fille partit, armée d’un simple baluchon, dans une carriole que les parents avaient accepté de fournir.

  • — Pas question qu’elle fasse le voyage à pied, surtout avec ce temps : c’est trop dangereux, avait argumenté la mère. De quoi aurions-nous l’air s’il lui arrivait malheur ?

Avant Flangebouche, Ysangre ordonna au cocher de la laisser là, elle finirait à pied malgré la neige. Heureusement, elle portait sur sa robe une lourde cape en laine et une grande capuche qui la protégeait du vent. À ses pieds, de grosses bottes fourrées. Sa mère avait hurlé quand elle les avait découvertes avant son départ :

  • — Ma fille, vous êtes fagotée comme… je ne sais même pas comment dire !
  • — Comme une jeune fille qui ne tient pas à geler sur place, chère mère, avait-elle répondu tout en faisant une révérence trop appuyée pour être honnête.

Quand elle arriva en haut de la colline qui donnait sur Flangebouche, elle s’arrêta un instant. C’était donc dans ce hameau qu’une partie de l’histoire s’était jouée. La rudesse de l’endroit ne la gêna pas ; il s’en dégageait un calme dont elle avait besoin. Elle engloba d’un regard l’horizon et décida de poursuivre.

Croisant le premier taiseux, les bras chargés de bûches, elle lui demanda où se trouvait le monastère.

  • — Mais ma pauvre fille, seule sur ces chemins avec le froid qu’il fait ! Venez vite, que je vous conduise. Vous êtes postulante ?
  • — Oui.
  • — Vous êtes la première.

Il déposa ses bûches.

  • — En passant devant ma maison, je demanderai à mon gamin d’aller les chercher, on va vous mettre au chaud au plus vite.

Une fois devant le monastère, Ysangre s’arrêta. C’était donc pour cette grande bâtisse qu’elle était partie. Faite de bois et de torchis, nichée au flanc d’une petite colline, elle ressemblait aux fermes qu’elle avait croisées sur sa route, mais les proportions n’avaient rien à voir et l’on devinait que le travail était ici plus raffiné. Le crépi était lisse, les poutres qui formaient l’armature étaient droites et solides. Le toit supportait sans peine une épaisse couche de neige.

C’est Tylod qui lui ouvrit la porte.

  • — Ha, tout de même, je me demandais si j’allais être le seul.
  • — Tu es postulant ?
  • — Oui… Enfin, apprenti.
  • — Tu es bien jeune.

L’enfant se dressa le plus possible et croisa les bras, ne la lâchant pas du regard.

  • — Sache que tu as devant toi l’un des héros de Politeïa ! Hé oui, ma belle : tu peux toujours sourire, mais j’ai vu le sanctuaire !

Ysangre lui fit une révérence quand Abdias dévala les escaliers.

  • — Il a raison, Ysangre.
  • — Tu connais mon nom ?
  • — Askat m’est apparu en songe.
  • — Vous êtes Abdias le magicien ?
  • — Je suis Abdias le prêtre d’Askat, la magie ne vient qu’après, et me voilà avec mes deux premiers postulants. Un troisième est en route et ne devrait plus tarder.

Il les mena dans la grande salle. Des murs en torchis renforcés à l’intérieur par un bardage de bois vernis, sauf sur un mur où de solides pierres encadraient une cheminée suffisante pour y faire rôtir un bœuf. En la voyant, Ysangre en resta bouche bée et se retourna vers Abdias.

  • — Oui, je te l’accorde, elle est peut-être un peu grande, mais si je suis magicien je suis aussi très frileux !

Une bonne flambée y dansait joyeusement. Le trio s’installa sur le banc tout proche.

  • — L’hiver s’est annoncé bien tôt cette année.Prends de cette soupe, Ysangre ; le voyage a dû être long.

La jeune fille tint dans sa main le bol qu’elle garda longtemps ainsi. Voyant l’enfant à ses côtés qui la regardait, elle lui dit :

  • — Le bol me réchauffe un peu.
  • — Tu viens de Politeïa ?
  • — Oui. Quand nous serons tous là, je te raconterai mon histoire, et toi la tienne.

Abdias se levait régulièrement et allait coller son nez à la fenêtre, ce qui surprit Tylod.

  • — Abdias, je ne t’ai jamais vu agité comme aujourd’hui, en général tu écoutes.
  • — J’écoute, oui, mais la neige se renforce et je crains pour le postulant à venir. Ha, voilà notre troisième larron, il était temps !

C’était le vieil édenté qui l’accompagnait.

  • — Fi, fe garfon est fou, venir ifi far fe temps ! Jamais fu autant de neife tomber comme fa.

Le garçon entra et reçut l’accolade d’Abdias.

  • — Heureux de te compter parmi nous. Je suis Abdias, responsable de ce monastère.

Le garçon le regardait, immobile.

  • — Vous allez arrêter, tous, de me regarder avec des yeux de poisson mort ?
  • — Abdias le…
  • — Le prêtre, le magicien, l’homme à moitié elfe, le héros de légende, c’est bon, on a tout dit, là ? Maintenant je ne suis pour vous que votre ami.

Ils s’attablèrent, puis Abdias apporta de quoi manger.

  • — Ce soir, c’est à un véritable festin que je vous invite, enfin, un festin façon Flangebouche.

Il déposa sur la table une énorme miche de pain encore chaude, d’épaisses tranches de jambon cru, des galettes de froment que la mère de Tylod avait apportées l’après-midi et qu’Abdias avait réchauffées sur les braises. Ils mangèrent tous goulument, même Ysangre qui dévora tout ce qui lui était proposé. Elle s’en excusa la bouche pleine, ce qui fit rire les autres. Ils restèrent là jusqu’à ce que les braises et la grande bougie aient rendu leur dernier souffle. Ysangre raconta son histoire, le gamin de Flangebouche la sienne, interrompu sèchement par Abdias :

  • — Si tu racontes tout, nous en aurons pour la nuit entière et nous sommes ensemble pour un bon moment, j’espère.

Il les regarda.

  • — Mais sachez que vous pouvez partir quand vous le désirez, Askat vous veut libres.

Puis il s’adressa au jeune garçon qui était resté silencieux depuis le début :

  • — Et toi ? Parle en confiance.
  • — Je me nomme Rahõ, j’étais commis aux cuisines de la forteresse.
  • — Tu servais cette enflure d’impérator !

Tylod en avait recraché le bout de galette qu’il avait englouti et faillit s’étouffer. Rahõ se leva, s’avança, le menaçant de son poing.

  • — Tu ne connais pas ma vie et tu me juges déjà ?
  • Affrontant Abdias il haussa les épaules :
  • — « Parle avec confiance », si c’est ça, ce monastère je préfère partir dans l’instant.

Ysangre posa doucement sa main sur son bras.

  • — Avec la neige et la nuit qui s’installe, ce ne serait pas très prudent.

Et, se tournant vers Tylod :

  • — Et toi, excuse-toi : si on commence à se chamailler comme ça, on n’ira pas bien loin.

Le petit ravala les larmes qui pointaient.

  • — Je… heu… enfin, excuse-moi, c’est qu’avec toutes les aventures que j’ai vécues…

Le garçon le coupa net :

  • — Tu n’es pas le seul à chercher ton chemin. Ma famille était pauvre, et travailler au château de l’impérator me permettait de ne pas la laisser crever de faim ! Tu parles d’un travail, en plus : le chef cuisinier était cruel ! Dès le premier jour, j’ai dû éventrer un yakren, mon estomac s’en souvient encore. Après la bataille, même si le pouvoir avait changé je ne supportais plus la forteresse, et toute ma famille a péri dans les combats. J’étais seul, c’est là que l’idée m’est venue de postuler ici.

Le garçon leur tourna le dos et s’appuya contre la fenêtre, regardant la neige tomber. Le travail des champs était terminé, la nuit allait s’installer. Les animaux, nourris et protégés du froid à venir. Flangebouche n’était plus qu’un petit village où l’on devinait la lumière blafarde des cheminées et de quelques bougies à travers les grossiers volets de bois. Abdias se leva et lança d’une voix ferme :

  • — Allons, nous avons tous besoin d’une bonne nuit de sommeil, nous y verrons plus clair demain.

Ils montèrent silencieusement le grand escalier pour se réfugier dans sa chambre, toutes identiques. Un simple lit de bois, mais un confortable matelas offert par les notables de Politeïa, don fortement suggéré par Aïwendil ; des couvertures de laine, une table, une chaise, un broc d’eau, et suprême confort, que les taiseux du coin avaient découvert au moment de la construction, des latrines ! Un simple trou qui « recueillait » ce qu’il avait à recueillir.

Chacun prit le temps de déballer ses affaires. Rahõ balança son gros sac sur le lit et sortit tout ce qu’il avait emporté : une cape, des sabots, des chausses de rechange, une chemise taillée dans un drap de mauvaise qualité, quelques figurines qu’il avait taillées lorsqu’il était enfant avec son père et qu’il déposa sur la petite table, ainsi que deux grands couteaux qu’il avait pris dans la cuisine de la forteresse et qu’il avait enveloppés dans un morceau de cuir. Il ôta ses vêtements encore un peu humides malgré le feu de la cheminée et se faufila sous les draps sur lesquels il jeta trois couvertures de laine.

Il n’eut guère le temps de savourer la première nuit de sa vie dans ce qui était un vrai lit. Il marchait depuis trois jours et avait dû traverser la forêt de Mirdän pour arriver jusqu’ici. Jamais il n’avait été aussi loin de chez lui. Il s’endormit comme une masse avant de pouvoir aller plus loin dans ses pensées.

Tylod avait déjà tout installé depuis longtemps et s’était jeté dans son lit comme l’habitué des lieux qu’il était devenu. Son lit lui procurait toujours la même sensation délicieuse. Les premiers jours de son installation, il en avait parlé jusqu’à en gaver son auditoire : amis, parents, comme un enfant s’extasie devant son premier jouet. Puis il s’était ravisé, devant leurs regards incrédules tout d’abord, et malgré son âge il avait senti confusément que la jalousie pouvait finir par pointer le bout de son nez s’il insistait. Il en avait parlé à Abdias qui l’avait félicité :

  • — C’est bien, tu te rends compte qu’ici tu as un confort que n’auront jamais tes parents. N’en sois pas triste, profite, mais reste discret et sois digne du cadeau qu’Askat te fait.

Ce soir, il eut du mal à trouver le sommeil : il avait désormais deux nouveaux camarades de jeu, plus âgés, certes, mais il n’était plus seul.

Ysangre, quant à elle, referma la porte doucement et prit le temps de regarder sa chambre. Ce fut rapide, elle ressemblait à celles des autres. Elle déballa son baluchon. Il n’y avait rien là-dedans qui puisse lui rappeler sa vie d’avant. Seule coquetterie qu’elle s’était permise, un petit médaillon avec à l’intérieur un portrait de sa grand-mère qui l’avait élevée avec douceur et bienveillance. Elle aussi avait pris des habits de rechange, de bonne qualité, mais qui n’avaient rien à voir avec les tenues luxueuses qu’elle aimait porter avant la grande bataille.

Elle ôta ses vêtements, se vêtit pour la nuit d’une grande chemise et se mit dans le lit. Deux couvertures de laine lui donnèrent l’impression d’être dans un cocon agréable. Elle eut une pensée pour Askat et s’endormit à son tour.

Les semaines passèrent. Comme l’avait prédit Abdias, les postulants ne se bousculaient pas, mais les trois jeunes se prêtaient avec docilité à ce qu’on leur imposait. Le plus jeune des gamins de Flangebouche s’était auto désigné guide suprême.

  • — Ça me fait rire, s’excusa-t-il devant Abdias, le titre est rigolo, et qui d’autre que moi pour leur faire découvrir la forêt ?
  • — Il est important que tes camarades connaissent le village et la forêt, tu as raison, mais ne va pas t’imaginer en tirer un quelconque profit !

Au matin, on se lavait vite, car l’eau était froide, puis on descendait dans la salle commune. Abdias les attendait près de la cheminée qui ronronnait déjà. Ils s’habillaient chaudement, car décidément l’automne frayait de plus en plus avec le froid de l’hiver. Ils se goinfraient de ce solide pain des campagnes qu’ils tartinaient d’un miel épais et sombre aux arômes de fleurs d’été dont Abdias avait fait d’importantes réserves. Ysangre s’en amusait beaucoup quand elle voyait ses compagnons tenter désespérément de retenir les longues coulées de miel s’échappant des bords de la tartine ; Rahõ essayait quant à lui d’imiter Ysangre sans jamais y parvenir.

  • — Je ne sais pas comment tu fais pour rester digne en toutes circonstances, s’agaçait-il gentiment.

Ce à quoi elle répondait d’une voix douce et faussement distinguée :

  • — C’est mon éducation, je n’y peux rien.

Pendant ce temps le gamin se pourléchait les babines et suçait ses doigts en marmonnant :

  • — C’est trop bon.

Abdias leur faisait entendre la prière d’Askat qu’il psalmodiait phrase par phrase. À chacune d’entre elles, il s’arrêtait et attendait la réaction des jeunes. Chacun devait dire aux autres ce qu’il ressentait. Les débuts furent presque comiques et le silence gêné servait le plus souvent de réponse. Puis, arrivé à la fin, Abdias se mettait à murmurer la prière entière. À chaque fois, l’effet était le même : les trois jeunes postulants se laissaient envahir : délicieuse extase qu’ils accueillaient béatement. Dès qu’ils avaient repris leurs esprits, ils allaient travailler. Même si Flangebouche vivait au ralenti, ils trouvaient toujours quelque occupation, récurer le caniveau des latrines n’étant pas la plus enthousiasmante, surtout avec ce froid qui laissait les taiseux sans réaction tant il était intense. Abdias leur répétait sans cesse.

  • — Ne vous plaignez pas du froid : bientôt personne ne pourra plus sortir. Et puis l’odeur est moins forte.

Pour autant, cela n’empêchait pas les deux garçons de rechigner, se demandant vraiment ce que tout cela pouvait bien leur apporter.

  • — Tu parles d’une formation ! Chez moi, quand le besoin s’en faisait sentir, j’allais dans le jardin et les légumes ne s’en portaient pas plus mal.
  • — Oh, moi, depuis mon yakren… L’odeur ne pourra pas être pire que ce foutu bestiau, par contre je ne vois pas le rapport avec Askat.

Ysangre avait beau sourire, elle détournait la tête et avait pris l’habitude de mettre un voile devant son visage.

  • — Avec ça tu as l’air d’une abeille.
  • — Peut-être, Tylod, mais l’abeille respire mieux, le voile est fin et j’y ai déposé quelques herbes dont l’odeur est bien plus agréable que ce que nous charrions ici. Vous devriez vous en inspirer.

Ce qu’ils firent dès le lendemain. Abdias s’en moqua gentiment :

  • — Vous avez déjà trouvé là l’utilité d’une telle corvée : réfléchir !

On rentrait le bois, vérifiait les greniers, réparait les toits de chaume et l’on s’attaquait, avec l’aide des taiseux, à la construction d’une grande roue de moulin qui servirait quand la rivière ne serait plus prise par le gel.

Après une courte sieste que les jeunes postulants soupçonnaient d’avoir été instituée juste parce qu’Abdias en ressentait le besoin, ils se retrouvaient encore pour des exercices de méditation qu’ils feraient dehors quand le temps le permettrait. Abdias se demanda bien vite comment faire pour empêcher les fous rires qui ponctuaient cet enseignement. Se taire sans que ce soit une crispation volontaire fut compliqué. Abdias les voyait toujours se tendre, presque trop, fermant les yeux avec une telle intensité que cela en devenait ridicule. Leur respiration sonnait faux. Ce n’était plus le laisser-aller qu’il leur demandait, mais un concours de sifflement. Pour ça, l’air circulait, mais avec un bruit de forge pour certains ! L’exercice s’achevait toujours par l’un d’entre eux qui ouvrait un œil avant les autres et qui, à la vue de ses compagnons faussement concentrés, éclatait d’un rire incontrôlable et contagieux. Pour autant, Abdias ne s’en offusquait jamais.

  • — Vous verrez, cela viendra. Si le don est en vous, le feu de tchi vous sera même accessible.
  • — Et dans le cas contraire ?
  • — Ysangre, tous ces exercices t’apprendront à mieux te concentrer sur l’essentiel et t’apporteront calme et sérénité.

Puis venait le temps du repas du soir. Le menu ne changeait guère : une grande soupe où l’on avait mis quelques racines et des céréales. Rahõ se faisait un plaisir de rajouter des ingrédients qu’il avait chapardés ici ou là. Des pommes de terre, des feuilles de frageoles, des arbustes courants dans la région et qui donnaient un délicieux fumet. Les taiseux apportaient souvent quelques lièvres ou perdrix que Rahõ se faisait un plaisir de dépecer avec talent pour les cuisiner ensuite sous forme de ragoût la plupart du temps. Il était passé maître dans l’art d’accommoder les restes, et les sauces qu’il inventait étaient juteuses à souhait. Les épaisses tranches de pain rendaient l’âme dans les assiettes de soupe, la rendant presque pâteuse. À part Ysangre les autres étaient peu habitués à manger à leur faim et découvraient avec ravissement le bonheur d’un estomac rassasié. Abdias rajoutait parfois du vin.

Deux semaines plus tard, l’hiver avait définitivement gagné la partie, prenant possession des lieux et imposant sa loi. Flangebouche avait cessé de lutter. Les oiseaux même semblaient avoir déserté le village. « Le silence blanc », comme disaient les vieux, écrasait tout. On avait bien calfeutré les volets et les portes, les greniers étaient pleins, le bois rentré, il suffisait d’attendre.

Un soir, alors que la nuit allait couvrir Flangebouche de son ombre bleue, Ysangre et Rahõ tentaient de se concentrer pour saisir la magie dont Abdias leur avait parlé tout l’après-midi. C’était la première fois qu’il avait essayé de les ouvrir prudemment à cet univers. Tylod ne semblait guère intéressé et s’était collé le nez à la vitre en soufflant dessus pour y enlever le givre et voir un peu mieux. C’est alors qu’il devina comme une ombre blanche. Il attendit un peu avant de parler.

  • — Venez voir.

Ils s’approchèrent tous et chacun gratta de quoi se faire un hublot.

  • — C’est quoi ? demanda Rahõ.
  • — Je ne sais pas trop, on voit mal.
  • — C’est quelqu’un ?
  • — Par ce temps ?
  • — Un postulant ?
  • — Je n’en sais rien. Askat m’avait prévenu de votre arrivée, mais là…

Dehors, l’ombre avançait toujours. Le pas était lourd, mais régulier. Puis l’ombre devint humaine.

  • — Attisez le feu et préparez un grand bol. Si cet homme vient ici, il faut le recevoir dignement.

L’homme n’avait d’humain que l’allure tant il était emmailloté comme un enfant, mais haut comme un homme. Une bourrasque le cacha à nouveau.

  • — N’ayez crainte, je suis prêt à utiliser la magie si nécessaire.

Les postulants se serrèrent un peu plus. Une autre bourrasque emporta la première. L’homme en avait profité pour s’approcher davantage. On le voyait désormais plus distinctement. Un colosse qui portait sur son dos deux grandes épées, et à la ceinture une hache gigantesque. Un arc et un carquois complétaient l’ensemble.

  • — Un sans cervelle !

Il frappa violemment contre la porte et c’est Ysangre qui ouvrit. Aussitôt le froid s’invita à l’intérieur. Le gaillard referma tout aussi rudement la porte en chêne.

  • — Bienvenue au monastère d’Askat, je m’appelle Ysangre et je suis postulante, et toi ?
  • — Je suis Kaleb, le fils de Kryiss, le roi des clans du nord.

Les autres le regardaient ; ils avaient devant eux ce qui ressemblait pour l’heure plus à une statue de glace qu’à l’un des héros de Politeïa. Abdias l’accueillit et d’un geste l’invita à s’installer.

  • — Tu as beau être habitué, tu dois être frigorifié, viens t’asseoir près de la cheminée.

Il s’ébroua comme un jeune chien, projetant tout autour de lui des paillettes de froid. Il enleva ses énormes gants de peau fourrés et se réchauffa les mains devant le feu puis déposa les armes.

  • — Comment va ton père ?
  • — Il allait plutôt bien, mais comme je suis parti sans son accord je crains que son humeur ait changé.
  • — Par Askat, le connaissant, il doit être furieux !

Le repas permit à tous de se présenter. Kaleb raconta, aussi goulument qu’il avalait tout ce qui passait à portée de sa main, que son père le destinait à devenir roi un jour. Comme tous les garçons des régions froides, il s’était sculpté un corps massif. Il était désormais un guerrier accompli.

  • — J’aime le combat et je suis fait pour ça, mais le souffle d’Askat m’a balayé comme les autres. Je suis venu ici pour apprendre, juste apprendre. Je ne désire pas postuler.

Kaleb les regarda, s’attardant sur le gamin.

  • — Et toi, petit, tu es là pour quoi ?
  • — Ha, tu ne vas pas t’y mettre aussi ! Oui, je suis petit, mais la caverne du dragon, le sanctuaire et les combats que j’ai vus de loin ont forgé mon caractère.

Ysangre mit fin à la gêne :

  • — Quant à moi, bien que de famille noble, j’ai été ballottée comme le navire au beau milieu de la tempête par ce que j’ai vu après la bataille. Il fallait que je parte pour découvrir ce qui sera mon chemin.
  • — Et pour finir, moi j’étais cuistot au château de l’impérator.

Tylod l’interrompit sèchement, s’adressant au géant :

  • — Je t’arrête tout de suite, au cas où tu voudrais faire une remarque : il n’était qu’un simple marmiton que l’on exploitait rudement.
  • — Je crois que je comprends.

Ce soir, Abdias avait sorti on ne sait d’où une grande tomme de fromage de brebis, spécialité du hameau — le goût correspondait à la rudesse du temps —, ainsi qu’un énorme jambon. Devant les yeux ronds des postulants et la langue pendue de Tylod qui salivait déjà devant la perspective de s’empiffrer d’une énorme tranche, il se crut obligé de se justifier :

  • — Je garde quelques friandises pour les cas exceptionnels.
  • — Friandises ? faillit s’étrangler Tylod.

Kaleb s’en découpa une épaisse tranche qu’il enfourna avec avidité.

  • — Tu ferais mieux de mâcher, sinon nous n’aurons plus assez de toutes nos réserves pour l’hiver, s’amusa Ysangre.

Kaleb n’eut pour réponse qu’un léger sourire, ce qui ne l’empêcha pas de gober un œuf qui se trouvait sur une étagère et qui n’était pas prévu au menu.

Le lendemain, d’autres visiteurs se firent connaitre. Si le froid et la neige étaient de la partie, pour la première fois depuis des jours le ciel d’un bleu d’hiver laissait un soleil blafard se faire une place, assez pour que la neige scintille.

On les vit arriver de loin et plusieurs taiseux chaudement emmitouflés s’étaient spontanément regroupés, fourches et bâtons en main. Abdias et ses postulants les avaient rejoints. La colonne se composait d’une dizaine d’hommes montés sur des chevaux que l’on avait recouverts d’une couverture en laine ; l’on avait même fabriqué comme un bonnet qui laissait les naseaux libres de respirer. De solides chevaux aux croupes gigantesques. Il fallait bien ça pour porter les cavaliers. Les taiseux en bavaient d’envie.

  • — Si seulement on avait les mêmes, les labours seraient plus simples.

Kaleb fut le premier à parler :

  • — Je crois que vous pouvez lâcher vos fourches, vous ne feriez pas le poids.
  • — F’est fûr, dit le vieil édenté.
  • — C’est mon père qui vient me tirer les oreilles.

En entrant dans le hameau de Flangebouche, Kryiss, car c’était bien lui, fila droit sur Abdias. Il descendit de selle et lui donna une accolade que l’on aurait pu confondre avec une tentative d’étranglement. Il répétait à l’envi le nom d’Abdias et à chaque fois l’enlaçait avec plus de vigueur. Kaleb intervint :

  • — Père, que tu sois heureux de revoir ton ami est une chose, que tu l’étouffes en est une autre, et je pense que si tu devais me prendre dans tes bras ton attitude serait moins amicale.

Kryiss lâcha Abdias, qui tomba dans une épaisse couche de neige dont il aurait eu du mal à sortir si les taiseux ne l’avaient point aidé. Père et fils étaient face à face.

  • — Fils, tu prends tes affaires, tu t’excuses d’avoir dérangé ces gens et tu remontes en selle, direction ton pays : une couronne t’attend, il faut t’y préparer.
  • — Non !

Les deux « sans-cervelle » se jaugèrent du regard, figés comme deux molosses prêts à mordre. Abdias qui s’était enfin dégagé se mit entre les deux hommes tout en époussetant la neige qui s’était infiltrée partout, de ses bottes à son bonnet de laine.

  • — Allons, allons, vous n’allez pas vous affronter devant les taiseux de Flangebouche. Et clan du nord ou pas, la nuit va tomber. Venez plutôt au monastère, vous y passerez la nuit.

Si le feu ronflait comme dans une forge infernale, le repas fut pris en silence. Les postulants étaient de la partie et faisaient office de serveurs. Les cavaliers à l’écart taillaient des croupières dans les jambons et les tomes des montagnes, tout ça sous le regard inquiet des taiseux présents.

La bouche pleine d’une épaisse tranche de jambon sec, Kryiss fixa Abdias.

  • — Abdias, nous te devons tant.
  • — Ne commence pas : sans les enchanteresses, Manaël, les amazones…
  • — Ha, les amazones, de sacrées bonnes femmes !
  • — Et n’oublie pas les lutins.
  • — Je pense encore à cet asticot d’Aërico et je pleure sa mémoire.
  • — Ne cherchons pas celui d’entre nous qui a eu la meilleure part. Pour ton fils…
  • — Je veux qu’il revienne, sa place est à mes côtés !

Kryiss avait tapé si fort sur la table que les chopes se renversèrent.

Abdias se leva et fit signe à Kryiss de le suivre. Ils s’éloignèrent, et debout devant la plus grande des fenêtres, Abdias chuchota :

  • — Kryiss, les évènements ont bousculé l’histoire des mondes. L’avenir est comme cette nuit d’hiver.

Le chuchotement se fit encore plus léger.

  • — Je vais te confier un secret : si nous avons gagné la bataille de Politeïa, ce n’est que le début.
  • — Astaroth est pourtant mort, répliqua Kryiss d’une voix forte qui fit sursauter les autres.
  • — Sois plus discret. Les enchanteresses m’ont confié, ainsi qu’à Aïwendil, que le mal reviendrait, on ne sait pas encore sous quelle forme ni quand.
  • — Mais les elfes, la magie, les enchanteresses ?
  • — Le monde de la magie est pour l’heure comme la rivière que tu as vue en arrivant : la glace commence à se former, pour l’heure c’est une fine couche presque belle sous le soleil. Mais bientôt tout sera gelé.
  • — Et le chant d’Askat ?
  • — On ne peut pas lui faire signe d’un claquement de doigts, et les enchanteresses n’ont pas fonction à intervenir à notre place. Elles l’ont fait, car un dieu était en face d’un autre. Le monastère a si peu de postulants… Ton fils est venu pour apprendre, il cherche, s’intéresse. Même s’il suivra la formation, je ne le considère pas comme un postulant, ce qu’il ne souhaite pas, d’ailleurs.
  • — Ce que tu dis est inquiétant.

Après un long temps de réflexion, Kryiss donna sa réponse :

  • — J’accepte, mais au printemps je veux qu’il revienne et j’exige qu’il ne renonce pas au maniement des armes.
  • — Un monastère centre d’entrainement, cela ne correspond pas à Askat.
  • — Je ne veux point insulter Askat, mais lors de la bataille il a quand même eu besoin du sang des hommes et des autres.
  • — C’est entendu.

Abdias allait rejoindre le groupe qui les regardait de loin, se demandant bien ce que ces deux-là pouvaient se dire, mais Kryiss le retint par le bras.

  • — Abdias, je dois moi aussi t’avouer quelque chose. On nous appelle « les sans cervelle », mais nous savons aussi nous en servir. En venant ici nous ne pensions pas trouver autant de neige.

Ayant pris soin de vérifier si personne ne les écoutait, il poursuivit :

  • — Et nous avons vu un loup.
  • — Un loup ? Il n’y en a jamais eu par ici.
  • — Une bête énorme qui nous a filé entre les doigts, et surtout, mais tu l’apprendras tôt au tard, nous avons enterré avec les honneurs dus au courage de son peuple le cadavre déchiqueté d’un bucentaure.

Abdias resta sans voix.

  • — Le plus curieux, c’est que les traces de loup disparaissent pour laisser place à celles d’un homme !
  • — Un change peau ?

Les sans cervelle étaient repartis le lendemain ; la neige avait encore gagné du terrain, mais elle ne rebuta point les hommes du nord. Abdias les regardait disparaitre au loin en pensant à ce qu’il dirait ce soir à la veillée qui était prévue de longue date.

La salle commune était pleine comme un œuf. Les veillées ne pouvaient se rater à moins de sortir du ventre de la mère ou de rentrer dans celui de la terre. Les taiseux partageaient châtaignes grillées, histoires mille fois racontées, mais dont on se délectait toujours, des anecdotes comme celle où le vieil édenté avait croisé un pèlerin d’Askat voulant se rendre à la caverne du dragon et à qui il tentait d’indiquer la route. L’autre s’était découragé très vite et avait fait demi-tour. Le conteur, rarement le même, en rajoutait évidemment, et à chaque fois le vieil édenté arrêtait l’histoire, non parce qu’il était vexé, l’homme était la bonté même, mais pour préciser un détail :

  • — F’est pas fa du tout, en fait, fet homme…

Et là, les fous rires devenaient incontrôlables.

Alors que les festivités battaient leur plein, Abdias, qui depuis le début se tenait en retrait, demanda le silence puis monta sur un tabouret.

  • — Désolé d’interrompre cette joyeuse soirée, mais je me dois de vous dire quelque chose.

Tous virent bien sur son visage que les ennuis allaient revenir.

  • — Quand Kryiss est venu nous rendre visite, il m’a dit avoir vu les traces d’un loup.
  • — Des loups ici, à Flangebouche ?
  • — Le plus inquiétant, c’est qu’il a enterré le cadavre d’un bucentaure.

Il passa sous silence l’éventualité d’un change peau.

À l’annonce de cette nouvelle, les taiseux furent dignes de leur surnom. Pas un bruit, pas le moindre cri. Tout le monde se serra un peu et laissa tomber les châtaignes pour ne plus former qu’une masse compacte qui attendait la suite. Ce fut Tylod qui rompit le silence :

  • — Alors c’est pour ça qu’on en voit plus ?

Chacun prit alors la parole, à tel point qu’on n’entendit plus qu’un charabia inconsistant de conversations qui s’entrecroisaient. Kaleb tapa du poing sur la table et sortit son épée.

  • — Silence !

Une femme tenta de garder son calme.

  • — Les enfants ne sortent plus !
  • — Avec le froid, ils ne sortent déjà pas beaucoup.

La femme renchérit :

  • — Désormais, ils ne sortent plus qu’aux abords des maisons, jamais seuls et toujours avec un adulte.

Son mari appuya sa requête :

  • — On installe un guetteur sur la tour qui surplombe le monastère et on sonne la cloche si un quelconque danger arrive.

Abdias nota tout cela et chacun se porta volontaire.

Alors que tous allaient rentrer chez eux en rang groupé, le semi-elfe, comme certains l’appelaient à mots couverts, leva la main. Il tenait à préciser la suite : il demanderait audience au sanctuaire afin d’avoir l’avis de Manaël, et l’asile si besoin aux enchanteresses. Désignant quelques hommes bien bâtis, il leur demanda d’agrandir le tunnel des enfants.

  • — Tylod, tu guideras les adultes. Bien évidemment nous irons en groupe armé.

Kaleb rajouta :

  • — Je serai de tous les voyages.

Abdias pointa son doigt sur Rahõ. Des trois, c’était celui qui possédait le don. Il n’en avait, pour l’heure, pas conscience, mais pour Abdias c’était une certitude. Le don de cuisiner, ça, c’était le plus évident, mais lors de la prière d’Askat son visage se figeait. Abdias l’avait même vu, par hasard, rallumer le feu en posant ses mains sur les braises.

  • — Et toi aussi.
  • — Moi ?
  • — Tu as peur ? dit un taiseux.
  • — Pas du tout, c’est que je ne m’y attendais pas.

Abdias lui susurra dans le creux de l’oreille :

  • — Si les loups attaquent, chauffe-leur le bout de la queue comme je t’ai déjà vu le faire quand tu allumes le feu dans la cheminée.


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