Jean-Pierre Portevin Fantasy Le sang du drak : livre 3 du Souffle d’Askat

Le sang du drak : livre 3 du Souffle d’Askat

Dans le tome précédent

Après la bataille de Politeïa, l’empire d’Aïwendil le brave pansait ses blessures. C’est alors que le vent du Moundaÿ s’est mis à souffler.

Journal d’Iléna, souveraine des dames vertes

Alors que Politeïa se remet péniblement après la grande bataille, Aïwendil, devenu gouverneur, a de plus en plus de mal à accepter ce poste, trop administratif à son goût. Il s’enfuit alors dans la forêt de Grundäll pour faire le point.

L’ancien taiseux devenu général, Tanaem, est amoureux de Magphéa. La jalousie le dévore et l’esprit d’Astaroth rôde toujours, en quête d’une possible proie capable de lui donner un corps.

Naamha et ce qui reste des hordes quittent le royaume et pénètrent sur les terres de Zhànshì, empereur du Moundaÿ. Grâce à son armée gigantesque, celui-ci la contraint à reculer et décime sa troupe, puis envahit l’empire de Politeïa grâce au « vent noir » qui répand la maladie sur la population.

Politeïa est conquise, mais la résistance s’organise. Aïwendil et Naamha, qui se sont retrouvés, sont arrêtés par Tanaem puis mis à mort, malgré le sacrifice de Manaël et d’Ygrim. Magphéa et une petite troupe réussissent malgré tout à enlever leurs cadavres…

Alors que l’enfant vient de naître, la quête d’Abdias se poursuit dans la cité des âmes. Les Yeux d’or et le grand drak des nains marchèrent vers leur destin et celui du monde.

Journal d’Iléna, souveraine des dames vertes

1

La nuit de l’ogre

  • Tous avaient hâte de sortir enfin de ce bourbier. Le « champ du carnage » n’incitait guère à la contemplation. Ces fosses communes, ces tombes où des parents, des amis avaient réussi malgré les interdictions à inscrire un nom, sans compter l’inévitable odeur : tout ici était lugubre. La pluie et la boue saluaient à leur manière la mort qui avait planté là sa demeure.
  1. Aïwendil et Naamha étaient là, côte à côte, immobiles, à peine secoués par instants par les mouvements du chariot qui s’enfonçait dans ce cloaque. Le champ du carnage portait bien son nom au beau milieu de cette nuit d’orage. Le cheval qui peinait à tirer la carriole avait les yeux de la peur. Il fallait sans cesse que l’un des magiciens se porte à son côté afin de l’apaiser. Les humains n’étaient guère plus vaillants. Garamon se retournait sans cesse, en quête d’un possible danger. Myeralda, pour une fois silencieuse, mâchoire serrée comme celle des lutins qui faisaient partie de l’expédition. À chaque éclair, ils sursautaient, poussant leurs insupportables cris aigus, mais que personne ne songea à critiquer. Tous étaient tendus.
  2. Magphéa et la mère de Naamha s’étaient positionnées juste derrière le chariot, regardant ceux qui n’étaient que des cadavres. Parfois, l’une d’entre elles passait sa main sur leur visage, écartant la terre qui était collée à une peau blanche, presque translucide.
  3. Malwina et Tylod prenaient soin d’Anka, qui gémissait à tel point qu’Abdias décida de l’allonger, elle aussi, dans le chariot.
  4. — Nous avons fait une erreur en l’amenant. Les âmes qui rôdent ici la supplient de les aider.
  5. Tylod montra du doigt ceux pour qui ils avaient pris des risques.
  6. — Elle nous a malgré tout permis de les retrouver.
  7. Le prêtre d’Askat secoua la tête.
  8. — À quel prix !
  9. Abdias se montrait soucieux.
  10. — Mettez-lui un linge sur le visage et bouchez-lui les oreilles ! Faites-lui boire votre potion.
  11. Malwina la releva péniblement et lui ouvrit la bouche pendant que Tylod versait le remède qu’ils avaient préparé au sanctuaire, sur les conseils des enchanteresses. Anka continua de gémir, mais ne bougea plus. Au fil du temps, ses gémissements diminuèrent. Seuls ses yeux exorbités et sa bouche grande ouverte, comme si elle essayait de happer le moindre souffle d’air qui passait par là, témoignaient du combat qu’elle menait. Tylod redevint le petit garçon qu’il était encore il y a peu. Il s’accrochait sans s’en rendre compte à la jupe de Malwina et changeait sans cesse le linge sur le visage d’Anka, espérant peut-être qu’elle ne souffrait que d’une mauvaise fièvre. Il s’approchait au plus près afin de vérifier si elle respirait toujours. Chaque fois que le tonnerre faisait entendre sa rage et qu’un éclair déchirait le ciel, il s’agrippait davantage.
  12. La progression était lente et silencieuse ; ils étaient tous trempés jusqu’aux os, mais personne n’osait se plaindre.
  13. Ils arrivèrent enfin au bout de ce cimetière géant et trouvèrent refuge au sein de la forêt. Des chemins, humides là encore, mais plus praticables, leur permirent de forcer un peu l’allure. Myeralda s’approcha du cheval pour le rassurer, et tout en lui flattant l’encolure, elle se tourna vers Garamon.
  14. — La pauvre bête ne tiendra pas longtemps : elle a peur.
  15. Le chef des brigands de Politeïa la rabroua sèchement. Lui aussi était sur les nerfs, et l’occasion était trop bonne pour les passer sur quelqu’un.
  16. — Myeralda, je préférais quand tu étais tétanisée par la peur et silencieuse !
  17. — Peur, moi ?
  18. Un éclair mit fin à ce qui aurait pu dégénérer, dévoilant le visage édenté et vieilli de la commandante en second des arbalétrières. Garamon ne put s’empêcher d’en profiter :
  19. — Par Askat, tu ressembles à un démon d’Astaroth !
  20. Myeralda ne répliqua pas et préféra choisir pour cible Rahõ :
  21. — Toi, le magicien de pacotille, tes enchantements, ça va durer longtemps ? Si Garamon me trouve peu à son goût, il ne s’est pas regardé, avec sa barbe qui ressemble de plus en plus à une serpillière !
  22. Le jeune magicien ne répondit pas, cherchant le calme qui lui était nécessaire. Il avait beau sentir en lui la magie de Manaël et d’Ygrim, cette nouvelle puissance le terrifiait. Abdias, qui se rendit compte de son état, murmura :
  23. — Tout ceci est nouveau. La magie est merveilleuse, mais il faut la contrôler. Laisse-moi t’aider.
  24. Il posa sa main sur l’épaule de son jeune apprenti et se mit à prier silencieusement ; Rahõ sentit en lui se diffuser des vibrations apaisantes.
  25. — Il te faudra du temps, apprendre la patience, avant de pouvoir exprimer ta puissance. Avec le don du mage et de l’elfe, tu possèdes un pouvoir infini : ne te laisse pas griser.
  26. Les traces du chariot indiquaient la route à suivre pour leurs éventuels poursuivants, mais demain la pluie les aurait effacées.
  27. Le pauvre diable qui aurait vu passer le sinistre cortège en aurait frémi de peur. Une carriole lourdement chargée, des ombres trempées avançant dans un bruit de flaques boueuses, pas un mot, des éclairs, une lune absente, cachée par des nuages couleur de mort : il y avait là de quoi terroriser le plus courageux des chevaliers.
  28. La pluie finit par admettre qu’elle en avait assez fait et, de guerre lasse, laissa partir ces ombres, mais la boue continuait à s’accrocher, comme si elle voulait aspirer les imprudents qui s’aventuraient là. Les lutins, quant à eux, s’étaient positionnés sur les ridelles, s’accrochant pour ne pas glisser entre les cadavres avec un luxe de précaution presque comique. Myeralda fut la première à s’en apercevoir.
  29. — Décidément, nous avons fière allure ! La nature ne nous facilite pas la tâche, et ces lutins (elle les montrait du doigt) qui s’accrochent comme ils peuvent pour éviter de toucher « ces deux-là » : on dirait des pantins !
  30. Personne ne répondit, ce n’était pas l’heure de plaisanter et la fatigue accablait tout le monde.
  31. Le jour commença à se lever ; tous avaient les yeux tournés vers une aurore d’un gris bleuté. Au loin, ils devinaient au loin les contreforts des collines de Kopce. Le col qu’ils devraient emprunter était encore caché à leurs yeux. Abdias ordonna une pause.
  32. — Enfin, soupira Magphéa, nous allons pouvoir nous réchauffer un peu et sécher nos vêtements, le soleil prend sa revanche.
  33. — Ne te réjouis pas trop vite, tempéra le semi-elfe, il nous faut encore avancer. Une fois le col franchi, nous irons vers…
  34. La commandante en chef des arbalétrières le coupa sèchement :
  35. — Le sanctuaire où nous pourrons nous reposer, on sait…
  36. Abdias resta silencieux et garda pour lui ce qu’il devrait bien leur dire à un moment ou un autre.
  37. Chacun reprenait des forces, sauf la mère de Naamha qui ne cessait d’ânonner des incantations étranges. Abdias le remarqua et s’approcha vivement d’elle, lui demandant si elle invoquait les forces ténébreuses. Elle le fixa étrangement et répondit que non.
  38. — Je me rassure comme je peux. Ces formules peuvent guérir les vivants, mais je me dis qu’elle les entend peut-être. Je n’ai guère envie d’asticoter les démons, figure-toi.
  39. Les lutins furent les premiers à chouiner pour avoir de quoi grignoter un morceau. Garamon trouva l’idée excellente.
  40. — Myeralda ?
  41. — Quoi, Myeralda ?
  42. — Où est le sac de provisions ?
  43. — Quoi, le sac ?
  44. Les lutins la regardaient avec des yeux ronds comme des soucoupes. Garamon, qui n’en avait pas fini avec la tension, la fatigue et la faim, apostropha une fois de plus Myeralda. Visiblement, son estomac avait pris le pouvoir.
  45. — C’est toi qui devais t’en charger.
  46. — Pas du tout, c’est toi, bougre de… gougnafier !
  47. Garamon avait le regard mauvais, et les lutins s’étaient redressés.
  48. — Ne me dis pas que…
  49. — Je ne le dis pas, mais ça revient au même.
  50. — Donc, si je comprends bien, nous n’avons rien à nous mettre sous la dent.
  51. — Ou dans le gosier ! s’écria un des lutins. Bravo, belle organisation !
  52. La mère de Naamha demanda si le sanctuaire était loin. À l’entendre, chacun prendrait sur lui, ferait taire son estomac, et une fois là-bas on se goinfrerait avant de se mettre au travail. Tous se relevèrent péniblement et s’apprêtèrent à repartir d’un pas lourd. Rahõ sortit de sa torpeur et rassura la petite troupe :
  53. — J’ai dans ma besace quelques pains lembas que j’ai préparés au sanctuaire, de quoi tenir encore un peu.
  54. Joignant le geste à la parole, il sortit pour chacun une petite miche qui fut littéralement happée goulument.
  55. Alors qu’ils allaient repartir, Abdias leur bloqua le passage, s’appuyant sur son bâton qu’il ancra fermement dans le sol boueux.
  56. — Pas question d’aller vers Flangebouche, encore moins vers le sanctuaire.
  57. Les autres le fixaient en silence, ne connaissant que trop bien le bonhomme. Myeralda faillit s’étouffer avec une bonne part de miche qu’elle avait déjà engloutie. Tous s’attendaient à ce qu’elle agresse le semi-elfe vers lequel elle se dirigeait déjà d’un pas décidé, mais Abdias ne lui en laissa pas le temps :
  58. — Une fois les tombes découvertes, il est évident qu’ils chercheront là-bas en premier, et nous avons une autre destination.
  59. — Laquelle ?
  60. — La ville de Śudha.
  61. Devant leurs airs incrédules, il rajouta :
  62. — La cité des âmes !


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