La saga du Souffle d’Askat prend fin avec ce quatrième et dernier volume. Après avoir combattu le démon Astaroth et l’empereur du Moundaÿ, les héros aspirent au calme mais que de souffrances et la mort de l’archer elfe, Enoim a bouleversé Magphéa qui part au delà des mers pour oublier. Mais dans des contrées sauvages la magie et le destin n’en n’ont pas fini. Le retour de l’elfe se fera t-il avant que les mondes ne s’effacent ?

1
La pierre
Madura s’était réveillée alors que le soleil n’était pas encore sorti du sommeil de la nuit. Seule la lune veillait sur le hameau. La jeune femme s’était levée comme tous les matins, sans faire de bruit, plus par habitude que par le souci de préserver le repos de sa grand-mère. La vieille femme ne dormait plus beaucoup et depuis la mort de ses parents c’est elle qui s’occupait de ses deux petites filles mais ces derniers temps elle n’était plus capable de traire les yacks. Bientôt viendrait le moment de l’accompagner pour le dernier voyage. Madura avait déjà creusé la tombe, un simple trou qui se trouvait sur le flanc de la montagne et devant lequel elle passa pour rejoindre l’enclos des yacks qui commençaient à s’agiter en l’entendant arriver. Rapidement, elle installa le petit tabouret et se colla à l’épaisse fourrure qui la réchauffa un peu. Comme si les animaux avaient compris qu’ils n’auraient plus longtemps à attendre, ils se figèrent dans le silence. Madura passait de l’un à l’autre remplissant le tonnelet de bois d’un lait épais. Une fois fini son ouvrage, elle versa plusieurs de ces tonnelets dans une grande auge en pierre qu’elle ferma d’une simple planche. Sa sœur viendrait plus tard trainer des récipients plus petits pour les amener à l’intérieur de la cabane. C’est là qu’elles fabriqueraient le fromage.
Madura revint vers le village et une fois à l’intérieur de la cabane en pierres grossièrement taillées, elle raviva le feu. Une douce lumière éclaira la pièce unique qui servait à la fois de cuisine et de chambre à coucher. Instinctivement, la vieille commença à bouger, quant à sa petite sœur Amrita, elle grogna un peu et se recroquevilla davantage dans les couvertures. On la devinait tout juste sous l’épaisse peau de yack qui la recouvrait entièrement. Visiblement elle n’était pas encore prête à ouvrir les yeux et s’était fabriqué un ultime refuge avant d’affronter le jour et ses corvées.
Madura fit réchauffer le thé qu’elle agrémenta de feuilles sauvages. La boisson sentait fort mais elle était revigorante. Quant à l’odeur, Madura ne la sentait plus : tout ici sentait le lait, caillé ou pas. Elle but lentement pour ne point se bruler. Elle avait seize ou dix-sept ans, ne savait pas très bien. Elle était encore jolie avec ses yeux rieurs et sa peau fine malgré le froid qui régnait sur le plateau. Sa beauté sauvage resplendissait aux yeux de tous les hommes du village mais elle savait que sous le vent, la rigueur du climat, la froidure de l’hiver et le quotidien difficile, sa peau se mettrait à craqueler rapidement. Ses yeux perdraient leur aspect rieur, ses dents peut-être se déchausseraient, c’était ainsi pour toutes les filles, elle le savait.
Elle avait déjà vu des beautés se ratatiner et devenir des ombres que les hommes ne regardaient plus. Elle était bien décidée à la prochaine foire de Khõt, la grande ville de la vallée, à se dégoter un mari qui puisse l’emmener loin d’ici. Elle avait déjà remarqué, les jours d’été, quand elle se baignait dans la rivière que les garçons du hameau la regardaient avec envie. L’eau était froide mais la fraicheur faisait darder le bout de ses seins et les hommes, jeunes ou vieux semblaient apprécier comme on le fait de ce que l’on sait éphémère. Si elle restait trop longtemps au village les seins de Madura ne seraient alors que des souvenirs. Pour autant, aucun des garçons ou des hommes n’osait tenter sa chance. Madura avait son caractère et elle était la petite fille de la chamane : mieux valait se méfier. Elle se savait donc jolie et tant pis si le mari qu’elle se trouverait était plus âgé qu’elle. Ici, il fallait se contenter de ce que la vie vous offrait. Quitter le hameau suffirait à son bonheur, sa petite sœur suivrait plus tard. Amrita, c’était son nom, deviendrait une belle jeune femme, on le devinait déjà à ses courbes harmonieuses pour une jeune fille et son air espiègle laissait supposer qu’elle saurait se débrouiller elle aussi.
La chamane se réveillait enfin. Le temps qu’elle s’habille, Madura s’attarda sur sa peau craquelée, ses yeux presque fermés, la bouche à qui il manquait quelques dents. Les seins pendouillaient misérablement : peut-être fut-elle belle autrefois et Madura voyait sous ses yeux un avenir qu’elle ne désirait pas.
La vieille enfila une longue tunique sur laquelle elle mit un grand châle un peu rapiécé en laine de yack. Ses longs cheveux gris étaient filasseux. La grand-mère vint s’assoir aux côtés de sa petite fille. Elles burent en silence et croquèrent des galettes d’Anaja une céréale qui était la seule à pousser à ces hauteurs et à supporter le froid qui y règne. Amrita s’étirait à son tour et finit par rejoindre les deux autres femmes. Le soleil avait désormais fait son entrée et le vent de la nuit en avait terminé. Il était temps d’aller recueillir le lait pour Amrita et d’aller cueillir le thé pour Madura. Les champs étaient à quelques distances du hameau sur le versant le plus ensoleillé. Elle y passa sa journée. La récolte fut bonne, le poids du sac qu’elle portait grâce à un ruban qui enserrait son front en attestait. Elle avait hâte de rentrer pour déposer son fardeau et aller se rafraichir à la rivière. Peut- être que les garçons y seraient aussi. Elle s’amusait de leur trouble et leurs regards la confortait dans sa décision : il était temps d’aller à Khõt pour s’y dénicher celui qui l’emmènerait loin d’ici. C’est sur le chemin du retour que son pied heurta une pierre. Elle faillit faire tomber sa récolte mais se rattrapa à temps. Elle déposa son ballot pour s’assoir et se masser longuement avec la petite fiole que sa grand-mère lui avait donnée. Elle se fit la remarque que c’était quand même bien pratique d’être la petite fille de la chamane. Sa connaissance des herbes la soulageait souvent. Elle insista longuement car l’huile sentait bon et elle se perdit un peu dans ses pensées imaginant l’homme de la ville la massant langoureusement quand le plus petit des enfants du village vint à sa rencontre.
- Madura enfin je te trouve, ta grand-mère est au plus mal.
Elle se leva, remit son ballot sur la tête et allait se mettre en route quand elle remarqua la pierre sur laquelle elle avait buté. Elle crut rêver un instant et renvoya le gamin.
- File, j’arrive, le temps de remettre mes sandales.
L’état de sa grand-mère l’inquiétait certes mais depuis le temps qu’elle se préparait à ce moment, elle ne paniqua pas. En plus, ces dernières semaines, la vieille perdait son appétit et le souffle était de plus en plus ténu, rien de surprenant à ce qu’elle fasse un malaise, cela lui arrivait parfois. Elle avait le temps de jeter un œil à cette pierre étrange qui attirait son regard. Au premier abord elle n’avait rien de spécial, un de ces cailloux tranchants qui se font un malin plaisir de vous écorcher les pieds si l’on n’y fait pas attention mais en la prenant dans sa main et en enlevant la terre qui la recouvrait, elle s’aperçut que la pierre était ronde et douce au toucher et quand elle la nettoya en la trempant dans l’eau de la rivière, le soleil la fit briller de mille feux.