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Le souffle d’Askat T1 : Aïwendil le brave
Fuyant son passé, le taciturne guerrier Aïwendil se réfugie dans une église en ruine. Il y rencontre Abdias, l’étrange prêtre d’une religion oubliée. Face au pouvoir sans limites de l’impérator, l’âme damnée d’Astaroth, le prince des ténèbres, ils s’allieront aux enchanteresses et aux elfes, aux amazones et aux lutins, afin de constituer une armée.
Il y a dix mille ans de cela, après la guerre des dieux, l’empire de Politeïa régna sur le monde, puis vint le temps des ombres noires et de l’impérator. C’est alors que deux hommes se rencontrèrent.
Journal d’Iléna, souveraine des dames vertes
1
Abdias et le maraudeur
Le vieux bâtiment de pierre grise se distinguait à peine, comme abandonné au creux d’une lande parsemée d’arbres décharnés qui attendaient, figés, un printemps improbable. La région entière grelottait, engluée dans un hiver sans nom. L’homme s’enveloppa davantage dans sa lourde cape qui le protégeait d’un vent sournois, si violent parfois qu’il préféra l’ignorer. Tout autour de lui la nature, elle aussi, avait compris qu’il fallait courber l’échine et attendre.
Il progressait lentement, déjà plusieurs heures qu’il marchait, mais le pas restait régulier. L’homme était visiblement un habitué des chemins, grands ou petits. La nuit approchait. Maraudeur ou pas, il lui fallait trouver un refuge. Si ses poursuivants avaient abandonné la traque, ce n’était que provisoire, et les chiens des plateaux allaient bientôt sortir de leurs tanières. Mieux valait les éviter : des chiens de loqueteux, maigres à faire peur. Le poil ras, le museau allongé, des crocs acérés, ils chassaient la plupart du temps par horde d’une dizaine d’individus. L’homme allongea le pas, sa main serrée sur la garde de son épée. Il n’était plus très loin de la vieille église où il avait prévu de passer la nuit. Alors qu’il commençait à en deviner les contours, il aperçut l’ombre chancelante d’un feu. Il avança avec prudence, s’arrêtant parfois de longs moments, attentif au moindre bruit. Une énorme souche que la foudre avait frappée il y a peu, à en croire l’odeur de brulé encore tenace, lui servit de promontoire. La ruine avait beau être une église, lui ne se fiait à aucun dieu, son instinct lui suffisait. Mais c’était là qu’il passerait la nuit et si l’homme du feu comptait s’y opposer, il s’en débarrasserait sans problème. Il se hissa sans difficulté au niveau d’un vitrail tout aussi fatigué que l’ensemble. Ce qu’il vit le rassura. L’homme était seul, entièrement nu, émacié, la silhouette élancée pour ce qu’il pouvait en voir et il alimentait un maigre feu faisant sécher ses vêtements et rôtir un lièvre qui paraissait bien maigrichon. Une fois descendu de la souche, il s’approcha de la porte, seul endroit encore vaillant de l’édifice. Le maraudeur entra brusquement : il est toujours bon de surprendre celui qu’on ne connait pas, une des premières choses qu’on lui avait apprises là-bas. Le vent glacial s’engouffra dans la pièce avec fureur, prenant possession des lieux, et souffla les braises, l’homme ne bougea pas d’un pouce, protégeant juste le feu de sa main, continuant de tourner sa broche sur laquelle l’animal finissait de cuire.
— Referme la porte, l’ami, tu vois bien que je suis nu, et la nuit n’est guère engageante.
Le maraudeur avait déjà sorti sa dague et s’apprêtait à la lancer, l’homme était toujours de dos.
— Sans vouloir te commander, car je ne suis pas en situation, referme la porte. La nuit est plutôt fraiche. Viens donc partager ce repas, à moins que tu n’aies d’autres idées en tête.
L’homme du chemin était sur ses gardes, le calme de cet inconnu n’augurait rien de bon.
— Éloigne-toi du feu, lève bien tes mains et retourne-toi.
Il claqua la porte et prit le temps de scruter ce visage impassible : un homme des routes lui aussi, la peau était tannée par le soleil, les rides bien marquées. Difficile de lui donner un âge, mais le gaillard semblait en forme. La tête était rasée avec des motifs runiques qui couvraient la totalité du crâne : un prêtre, un moine, un mage, enfin un de ces hommes de Dieu ou de l’au-delà. Ce n’était pas un guerrier, c’était déjà ça. L’autre le dévisageait tout autant.
— Envisages-tu de me regarder de bas en haut, ou ai-je une chance de me vêtir ? Ma tunique est sèche désormais. Je suis d’une nature ouverte, mais je t’avoue que la situation est quelque peu embarrassante.
Le maraudeur baissa son arme et avança.
— Recule un peu et remets tes vêtements.
Ce que l’homme fit, toujours sans s’affoler.
— Merci, l’ami ! Cette simple robe de bure était trempée jusqu’à la corde, me voilà un peu plus digne et plus au chaud. Je me présente : Abdias, prêtre d’une Église qui vacille, tout comme ce feu qu’il conviendrait d’attiser un peu si tu veux partager ce repas. À moins que tu désires te le réserver, ce que je trouverais fort peu civilisé.
— Tu sais, moi et la civilisation…
Le maraudeur jeta néanmoins quelques buches qui se trouvaient là, et le feu repartit de plus belle.
— Je vois que tu es plus doué que moi pour les choses pratiques, je peux m’avancer ?
— Assieds-toi en face de moi que je puisse te surveiller.
— Qui es-tu pour être ainsi soupçonneux ?
— Un maraudeur, un solitaire, qu’importe. Et je n’ai guère envie de faire la conversation, dit-il tout en surveillant la cuisson.
— J’imagine, quand on voit cette épée et ce baluchon, que tu as si bien sanglé autour de tes épaules qu’il semble faire partie de toi.
— Tu observes trop et tu es bien peu effrayé. C’est assez pour attiser ma méfiance.
Il enleva le lièvre de la broche, le coupa en deux d’un coup sec et tendit l’autre moitié à Abdias. Un long silence s’en suivit, entrecoupé de bruits de succion puissants. Décidément, ce lièvre était bien maigre. Les petits os tombaient les uns à côté des autres, récurés jusqu’à l’extrême, bien propres, presque nacrés. Le feu commençait à s’éteindre quand le prêtre jeta à son tour quelques buchettes et deux grosses branches. Il s’allongea alors non loin de ce feu pour s’endormir aussitôt à même le sol, mais le maraudeur alla vers lui.
— Avant je vais juste t’attacher, de quoi dormir tranquille.
— C’est curieux, mais je n’arrive pas à être surpris. Cela dit, si tu pouvais ne pas me couper la circulation…
L’homme desserra un peu les liens et repartit se caler à son tour dans un des recoins de la bâtisse. Avant de fermer les yeux, il regarda plus en détail le vieil édifice. Les murs étaient faits de pierres sèches et plates qu’on trouvait dans les environs, savamment imbriquées les unes aux autres. Tout ce qui avait pu être volé l’avait été depuis des lustres, les murs étaient donc nus, couverts de poussière et rongés par endroits par les ronces et la mousse ; mais la bâtisse tenait bon, comme lui, pensa-t-il. On devinait çà et là quelques taches plus claires qui devaient indiquer l’emplacement d’un tableau. À part les murs il ne restait rien qui vaille la peine.
Disponible sur la fnac
- Éditeur : Ella éditions; Illustrated édition (27 juillet 2021)
- Langue : Français
- Broché : 323 pages
Le souffle d’Askat T2 : Le vent du Moundaÿ
Tandis qu’Abdias, le prêtre d’Askat, achève la construction de son monastère dans le petit village de Flangebouche, le légendaire guerrier Aïwendil se languit dans la capitale. L’action lui manque, et les bras de l’aventureuse Magphéa ne suffisent pas à lui faire oublier Naahma, la princesse des ténèbres, qu’il servait autrefois.
Après la bataille de Politeïa, l’empire d’Aïwendil le brave pansait ses blessures. C’est alors que le vent du Moundaÿ s’est mis à souffler.
Journal d’Iléna, souveraine des dames vertes
1
Le monastère de Flangebouche
Le soleil de Flangebouche se faisait paresseux ces derniers temps. Ce n’était pas encore la grande nuit de l’hiver, mais une douce torpeur qui commençait à gagner la nature. Les feuilles jaunissaient doucement, certaines, plus fatiguées que les autres, tombaient avec lenteur.
Abdias venait de se lever et s’approcha de la cheminée. « Il faudra songer à la ramoner », pensa-t-il en se couvrant de la grosse cape en laine. Il versa dans une coupe un peu d’eau et y jeta quelques feuilles. Ayant pris soin de s’assurer qu’il était seul, il prononça une formule magique qui réchauffa instantanément sa tisane. Assis sur le grand fauteuil, il la but tranquillement. Bientôt les postulants arriveraient, il lui fallait être prêt, mais lui aussi se laissait engourdir et s’il continuait à pratiquer la magie, il s’en servait de plus en plus pour des choses du quotidien. Il n’en tirait pas gloire et chassait la honte par tout le travail accompli depuis la bataille de Politeïa. Déjà un an qu’il était revenu à Flangebouche pour édifier ce monastère consacré à Askat. Les taiseux l’avaient bien aidé : ils en avaient coupé, des arbres, pétri, de l’argile pour les briques, cloutées, des planches. Le monastère était sorti de terre et le village s’était refait une beauté, du genre de beauté dont on se contentait ici. Après les ravages des hordes, il ne restait plus rien. Patiemment, sur les ruines et les cendres, les taiseux avaient rebâti. Mais les maisons avaient beau se redresser, les jardins fournir à nouveau les bons légumes d’autrefois, une inquiétude suintait de partout. Les quelques bucentaures que le sanctuaire des enchanteresses envoyait de temps à autre pour patrouiller ne suffisaient pas à chasser les souvenirs. Entre stupeur, émerveillement et inquiétude, la vue de ces êtres étranges attestait d’une ère nouvelle. Ceux qui avaient participé à la bataille avaient beau expliquer et raconter pour la centième fois ce qu’ils avaient vu, ils n’en tiraient aucune fierté. S’en être sorti vivant était déjà un véritable miracle. Les plus endurcis hochaient la tête et murmuraient, de peur d’être entendus :
- — On peut me raconter ce qu’on veut, tout ça n’est pas normal.
Tous ici avaient payé un prix fort pour que la victoire l’emporte et l’on n’avait pas encore fini de rembourser. L’on faisait ce qu’on avait à faire et les journées étaient bien occupées, mais les soirées et les rires se faisaient plus rares. Bientôt la neige arriverait, avait prédit le vieil édenté.
- — Mes douleurs ne fe tromfent vamais.
Seuls les enfants gardaient l’énergie nécessaire pour raconter par le menu ce qu’ils avaient vu et que l’on était bien obligé de croire puisque tous les témoignages allaient dans leur sens. Ils couraient dans les champs, refaisant la bataille comme le font les enfants. Avec Abdias, ils étaient les seuls à aborder les bucentaures. Les plus petits n’avaient point peur de grimper sur leur dos. Les mères hurlaient, les gamins riaient et les bucentaures éjectaient avec douceur leur intrépide cavalier. Les greniers étaient remplis, la récolte fut pourtant maigre, mais la grande ville avait fourni de quoi passer un hiver tranquille. La caverne du dragon était devenue un lieu de pèlerinage auquel Abdias avait rapidement mis fin.
- — Ce n’est plus un pèlerinage, juste une attraction, et le sanctuaire est beaucoup trop près.
Depuis, des pancartes avertissaient le visiteur que le lieu était dangereux. Les taiseux, pas peu fiers de garder pour eux ce lieu mythique, participaient à la mascarade, racontant sous le manteau aux étrangers trop curieux les plus horribles des histoires. Il y avait même eu une réunion de tout le village pour que l’on se mette bien d’accord sur ce qu’il convenait de dire. On avait rajouté à l’orée de la forêt ronces, acacias, cactus, féviers et autres chardons dont les épines décourageaient ceux qui voulaient braver l’interdit. Les dames vertes avaient apporté leur concours. Mais Tylod, le plus petit des effrontés de Flangebouche, avait réuni en secret les enfants. Pas question pour Tylod et les enfants de laisser la caverne du dragon aux adultes ! Ils avaient donc creusé un tunnel donnant accès à un chemin plus aisé. Ils en avaient gardé des souvenirs cuisants, entre les griffures des épines et les fessées de leurs parents, mais les taiseux avaient laissé faire. La coutume continuait donc : les enfants ne cherchaient plus la caverne, ils allaient la visiter et restaient des heures à regarder en silence ce grand squelette, puis repartaient tranquillement chez eux, la tête farcie de délicieuses sensations, entre excitation et peurs enfantines.
Depuis leur retour au village, la plupart des pisteurs d’Abdias, comme ils s’étaient eux-mêmes nommés, avaient repris leur vie d’avant. Seul Tylod avait surpris son monde en demandant à être le premier postulant du monastère. Les moqueries tombèrent aussi vite que les feuilles de fin d’automne, mais il n’en démordait pas. Ses parents, de guerre lasse, allèrent trouver Abdias.
- — Laissez-moi seul avec lui, leur avait-il demandé.
Tylod rencontra le prêtre d’Askat comme on le fait d’un ami. La différence d’âge, la renommée d’Abdias, tout aurait dû contribuer à une solennité que ni l’un ni l’autre ne souhaitait. C’est sur le vieux banc de pierre usé par le vent que Tylod se confia.
- — Tout le monde se moque de moi. Je suis petit, c’est vrai, mais Askat est-il fait pour les puissants ?
- — Non, tu as raison.
- — Je fais le malin, dit-il d’un air très sérieux, mais tout ça m’a fait peur et au monastère je pourrai peut-être trouver la paix.
- — Il faut les comprendre, tu es l’un des gamins les plus coquins de Flangebouche.
- — Je le reconnais, il m’arrive parfois de faire quelques bêtises.
Abdias le regardait en souriant.
- — Oui, bon d’accord, j’en fais beaucoup. C’est vrai que depuis mon retour, je n’arrête pas de saouler tout le monde avec nos aventures.
Abdias ne répondait rien en souriant toujours. Le gamin se tenait bien droit devant lui, les poings sur les hanches, comme il en avait l’habitude quand il était contrarié.
- — Pff, t’es pénible, tu as raison, j’exagère peut-être un peu.
- — Un peu ?
La tête basse et l’air faussement contrit, il ajouta :
- — Ça me rassure… et ça me fait rire, ça fait du bien après tout ça, dit-il de sa voix d’enfant.
Abdias lui répondit calmement, en s’agenouillant pour se mettre à sa hauteur, et le prit par les épaules. Le fixant longuement, il prononça ces paroles :
- — Tylod, fils de Tingouen, tu es trop jeune encore, il te faut vivre, que l’expérience te rabote un peu, mais je veux bien t’accueillir comme apprenti postulant.
Il s’était relevé et pointa son doigt vers l’enfant.
- — Et ne crois pas que cela te donne plus d’importance. À la première bêtise, tu seras renvoyé.
- — La première ?
- — Je ne parle que de fierté, d’arrogance. Sois patient, ce qui ne sera pas facile te connaissant, courageux, et obéis-moi en tout. D’autres arriveront, tu seras chargé de les accueillir. Dès ce soir tu couches au monastère, je vais avertir tes parents.
Pendant qu’Abdias s’éloignait, l’enfant se dit pour lui-même : « Apprenti postulant, c’est plutôt un bon début pour un gamin de mon âge. »
Et il repartit, tout guilleret.
À compter de ce jour, il prit ses quartiers au monastère, mais ne perdait pas une occasion de retourner à la ferme familiale faire collection de câlins maternels et se fourrer les poches de galettes de froment que sa mère lui donnait en lui disant, comme si cela était un secret :
- — Fais-en profiter Abdias, c’est un honneur pour notre village d’accueillir ce monastère. Ton père et moi sommes fiers de toi.
Sur le chemin du retour, ses camarades l’appelaient et il les rejoignait pour redevenir un temps le coquin que tout le monde connaissait ici, depuis peu, il lui arrivait de refuser.
- — Désolé, Abdias m’attend.
Le prêtre d’Askat l’emmenait toujours quand il arpentait les chemins forestiers et ils se retrouvaient souvent dans la caverne du dragon. L’enfant s’en étonnait.
- — Tu cherches quoi en venant ici ?
- — Et toi, avec ta bande de garnements ?
- — Rien de spécial. Je n’en reviens toujours pas que les dragons aient existé.
- — Eh bien, moi, c’est un peu la même chose.
- — Heu, moi, je suis pas trop pressé de les rencontrer, ce tas d’os suffit largement à me faire peur !
- — Et puis nos petites escapades me donnent l’occasion de t’en apprendre un peu plus sur les richesses que dame nature nous offre.
Il arrachait alors avec délicatesse telle ou telle racine puis commençait la leçon.
- — Regarde celle-ci.
- — Pff, du chiendent.
- — Non, de la kysith. Si tu fais bouillir les racines, tu auras une tisane qui guérira tes maux de gorge.
- — C’est pas très magique tout ça.
- — La magie ! Laisse-la où elle doit être. Tu es impatient. Apprends d’abord, et si tu as le don nous passerons à autre chose.
Parfois, ils recevaient la visite d’Eroim désormais membre à part entière de la guilde. Il en avait même refusé le titre de grand maître.
- — Le monde a besoin de calme et de sérénité, ce n’est pas le moment d’attiser des jalousies inutiles.
Ils parlaient peu de ce qui s’était passé. Pas question d’oublier, de faire comme si, juste la volonté de prendre, pour un temps, un peu de repos. Ils avaient, comme beaucoup, puisé au plus profond la force nécessaire pour que la magie l’emporte.
Il leur arrivait de participer aux travaux des champs et ils y trouvaient un précieux réconfort. Les taiseux s’y étaient pourtant opposés vivement :
- — Pas vous, vous êtes des héros !
Ce à quoi ils rétorquaient qu’ils en avaient besoin. Bizarrement aux yeux des taiseux à qui ils se confiaient, ils disaient que les héros disparaissaient sous les courbatures et qu’ils en tiraient bénéfice. Les taiseux acceptaient, car on n’osait pas refuser à de telles légendes, mais quand Abdias et Eroim avaient le dos tourné, les hochements de tête et les haussements d’épaules semblaient dire : « Ne cherchons pas à comprendre, ces deux-là sont vraiment bizarres ! »
Quand le temps le permettait, ils marchaient longtemps dans la campagne environnante et ne s’arrêtaient que pour s’asseoir sur le flanc de la colline et se perdre dans des discussions sans fin. Abdias avouait son impatience et son inquiétude. Eroim paraissait surpris.
- — Pourquoi parler ainsi ?
- — Parce que je ne m’attends pas à un flot de postulants. Askat me l’a soufflé dans le creux de l’oreille.
Eroim haussait les épaules.
- — Pourtant, avec tout ce qui s’est passé à Politeïa !
- — Tu connais les hommes, ils s’enflamment aussi vite que la paille, ça ne dure jamais très longtemps.
Ils dissertaient des heures sur la façon dont la formation des futurs postulants se mettrait en place. C’était alors un caquetage incessant. On aurait dit deux vieilles se chamaillant à propos d’une recette. Eroim plaidait pour une formation stricte et très encadrée. Abdias prônait quant à lui quelque chose de plus souple. Et quand à bout d’arguments l’elfe secouait la tête, il renonçait à disserter plus longtemps.
- — C’est ton monastère, après tout.
- — Non, celui d’Askat, et je compte sur lui pour qu’il m’indique le chemin à suivre. Je tâtonne, Eroim. Et si je te disais que je ne sais pas trop comment faire ?
- — Je te répondrais que je n’en suis guère surpris.
Les oreilles de l’elfe frétillaient alors en accord avec le sourire bienveillant qu’il lançait à son ami. En général Abdias se levait et englobait le paysage d’un geste de la main.
- — Je veux qu’ils soient ancrés ici. Ton père m’a dit que cet endroit vibrait, je veux qu’ils sentent cette vibration.
Puis commençait le rituel. Eroim le regardait, désormais habitué à cette façon de faire. Abdias reprenait ses va-et-vient, parlait haut et fort ou murmurait comme pour lui-même. On sentait chez lui l’excitation du maître avide et impatient de faire au mieux pour ses élèves.
- — Dès le lever du soleil, nous irons dans les alentours, il est bon de se familiariser avec la création. Je leur apprendrai tous les coins et recoins de Flangebouche. C’est leur village désormais et Tylod trouvera là de quoi remplir sa fonction d’apprenti. Nous préparerons le repas de midi ensemble puis…
- — Après ta sieste.
- — Parfaitement, le repos c’est important. Après, nous ferons des exercices de méditation. Medouneter a été un bon maître, je m’en inspirerai. Nous écouterons la prière d’Askat, nous discuterons sur le texte des enchanteresses.
- — Et la magie ?
- — Elle aura sa part, mais je ne veux pas qu’elle soit l’argument principal.
- — Et s’ils n’ont pas le don ?
- — Ils auront au moins celui d’aimer Askat, qui leur rendra bien, et pas question de recréer une énième confrérie, beaucoup viendraient ici uniquement pour cela.
- — Je te comprends, mais ne te prive pas de cette arme. Si tu le veux, je viendrai initier tes postulants à la magie de mon peuple.
Ils revenaient le soir, apaisés et heureux de s’endormir rapidement.
Le monastère venait d’être terminé, Aïwendil avait promis qu’il viendrait le voir prochainement, mais depuis peu, le vent du nord s’était invité, amenant avec lui les prémices d’un hiver qui s’annonçait rude. La neige avait d’ailleurs fait son apparition bien plus tôt que d’habitude. La visite du prince de Politeïa, car tel était désormais son titre officiel, serait donc pour plus tard.
L’attaque soudaine de l’hiver avait poussé les taiseux à redoubler d’efforts. Les travaux des champs devaient être terminés au plus vite.
- — Fi, fette foutue neige f’est un dévaftre.
Propos repris en chœur par tout le village rassemblé dans la salle commune. D’habitude si prompts à sourire devant les propos du vieil édenté, les taiseux appuyèrent même sa remarque devant le conseil réuni et Abdias.
- — Jamais vu ça de toute ma vie !
- — Incroyable comme l’hiver est arrivé !
- — D’habitude il s’annonce à nous par étapes !
- — Heureusement que j’avais pris un peu d’avance.
Les taiseux n’avaient pas coutume de babiller pour ne rien dire, mais cela faisait déjà une bonne heure que chacun crachait à tout le village son agacement, auquel Abdias mit fin.
- — Les taiseux sont bien bavards aujourd’hui, dit-il en souriant.
Et comme pour couper court à toute protestation, il ajouta dans la foulée :
- — Et ils ont bien raison, mais je crois que tous ont compris. L’hiver est là, trop tôt, trop rude mais c’est ainsi. Que tous se mettent au service de l’autre, vous avez l’habitude. On termine au plus vite les travaux nécessaires et on courbe le dos en attendant le printemps.
La salle se vida d’un coup. Les taiseux étaient venus dire ce qu’ils avaient sur le cœur. Ils l’avaient fait puis, comme apaisés devant les paroles de bon sens du prêtre d’Askat, ils retournaient à leur vie tranquille, chacun demandant à son voisin s’il avait besoin d’aide.
Abdias regagna le monastère situé en haut de la colline, et la neige tombée dans la nuit ne lui facilita pas la tâche. Elle faisait se ployer les branches des arbres, rendant le silence encore plus assourdissant. Bientôt, chacun allait rentrer dans sa coquille.
Les premiers postulants étaient arrivés peu après. La première à avoir répondu était une jeune fille d’une famille noble de Politeïa. Comme tous les membres de sa caste, elle avait été sèchement réquisitionnée pour nettoyer « le champ du carnage », comme on l’appelait depuis. S’approcher des démons d’Astaroth, enterrer tous ces cadavres l’avait profondément marquée. Ysangre était son nom. Une fois le nettoyage achevé, elle ne put se résoudre à reprendre le cours de sa vie d’avant. C’en était fini pour elle des belles tenues des élégantes de Politeïa ; finies les soirées où les familles nobles se retrouvaient et devisaient d’un air entendu pour arranger les futurs mariages. Elle restait des heures dans sa chambre et regardait de son balcon Politeïa reprendre vie et frétiller de nouveau. Elle avait croisé une fois le nouveau maître, Aïwendil le brave : elle y avait vu détermination et souffrance. L’ancien des hordes avait changé. Si beaucoup le craignaient encore un peu, elle perçut chez lui comme les braises d’un espoir possible. Elle tenta bien de rassembler autour d’elle des jeunes venus de tous les horizons, qu’elle avait croisés lors du grand nettoyage, pour apporter un peu de nourriture aux mendiants qui s’étaient vite passé le mot, mais elle ne trouva pas grand monde, et quand elle voulut trainer dans les ruelles les plus sombres elle n’eut plus personne. Elle ne se plaignait jamais et son sourire était la seule réponse aux insultes des mendiants jamais rassasiés. À ses parents à qui elle s’était confiée, elle avait murmuré :
- — Un sage d’un autre temps a dit que les pauvres étaient des maîtres exigeants.
Mais les insultes ajoutées aux réprimandes familiales mirent fin à cette « folie », selon ce qu’en disait son père. C’est elle qui annonça à la fin d’une journée plus rude que les autres qu’elle désirait se rendre au monastère d’Askat. Les protestations familiales ne durèrent guère, les affaires reprenaient, ses parents avaient d’autres chats à fouetter.
- — Qu’Astaroth l’emporte ! avait grommelé son père. Elle fait n’importe quoi, et si elle veut devenir une postulante, libre à elle. Si nous ne pouvons pas la marier, notre famille trouvera peut-être quelque avantage à avoir dans ses rangs une prêtresse d’Askat.
Sa mère était restée silencieuse. Elle eut juste un geste de la main quand sa fille partit, armée d’un simple baluchon, dans une carriole que les parents avaient accepté de fournir.
- — Pas question qu’elle fasse le voyage à pied, surtout avec ce temps : c’est trop dangereux, avait argumenté la mère. De quoi aurions-nous l’air s’il lui arrivait malheur ?
Avant Flangebouche, Ysangre ordonna au cocher de la laisser là, elle finirait à pied malgré la neige. Heureusement, elle portait sur sa robe une lourde cape en laine et une grande capuche qui la protégeait du vent. À ses pieds, de grosses bottes fourrées. Sa mère avait hurlé quand elle les avait découvertes avant son départ :
- — Ma fille, vous êtes fagotée comme… je ne sais même pas comment dire !
- — Comme une jeune fille qui ne tient pas à geler sur place, chère mère, avait-elle répondu tout en faisant une révérence trop appuyée pour être honnête.
Quand elle arriva en haut de la colline qui donnait sur Flangebouche, elle s’arrêta un instant. C’était donc dans ce hameau qu’une partie de l’histoire s’était jouée. La rudesse de l’endroit ne la gêna pas ; il s’en dégageait un calme dont elle avait besoin. Elle engloba d’un regard l’horizon et décida de poursuivre.
Croisant le premier taiseux, les bras chargés de bûches, elle lui demanda où se trouvait le monastère.
- — Mais ma pauvre fille, seule sur ces chemins avec le froid qu’il fait ! Venez vite, que je vous conduise. Vous êtes postulante ?
- — Oui.
- — Vous êtes la première.
Il déposa ses bûches.
- — En passant devant ma maison, je demanderai à mon gamin d’aller les chercher, on va vous mettre au chaud au plus vite.
Une fois devant le monastère, Ysangre s’arrêta. C’était donc pour cette grande bâtisse qu’elle était partie. Faite de bois et de torchis, nichée au flanc d’une petite colline, elle ressemblait aux fermes qu’elle avait croisées sur sa route, mais les proportions n’avaient rien à voir et l’on devinait que le travail était ici plus raffiné. Le crépi était lisse, les poutres qui formaient l’armature étaient droites et solides. Le toit supportait sans peine une épaisse couche de neige.
C’est Tylod qui lui ouvrit la porte.
- — Ha, tout de même, je me demandais si j’allais être le seul.
- — Tu es postulant ?
- — Oui… Enfin, apprenti.
- — Tu es bien jeune.
L’enfant se dressa le plus possible et croisa les bras, ne la lâchant pas du regard.
- — Sache que tu as devant toi l’un des héros de Politeïa ! Hé oui, ma belle : tu peux toujours sourire, mais j’ai vu le sanctuaire !
Ysangre lui fit une révérence quand Abdias dévala les escaliers.
- — Il a raison, Ysangre.
- — Tu connais mon nom ?
- — Askat m’est apparu en songe.
- — Vous êtes Abdias le magicien ?
- — Je suis Abdias le prêtre d’Askat, la magie ne vient qu’après, et me voilà avec mes deux premiers postulants. Un troisième est en route et ne devrait plus tarder.
Il les mena dans la grande salle. Des murs en torchis renforcés à l’intérieur par un bardage de bois vernis, sauf sur un mur où de solides pierres encadraient une cheminée suffisante pour y faire rôtir un bœuf. En la voyant, Ysangre en resta bouche bée et se retourna vers Abdias.
- — Oui, je te l’accorde, elle est peut-être un peu grande, mais si je suis magicien je suis aussi très frileux !
Une bonne flambée y dansait joyeusement. Le trio s’installa sur le banc tout proche.
- — L’hiver s’est annoncé bien tôt cette année.Prends de cette soupe, Ysangre ; le voyage a dû être long.
La jeune fille tint dans sa main le bol qu’elle garda longtemps ainsi. Voyant l’enfant à ses côtés qui la regardait, elle lui dit :
- — Le bol me réchauffe un peu.
- — Tu viens de Politeïa ?
- — Oui. Quand nous serons tous là, je te raconterai mon histoire, et toi la tienne.
Abdias se levait régulièrement et allait coller son nez à la fenêtre, ce qui surprit Tylod.
- — Abdias, je ne t’ai jamais vu agité comme aujourd’hui, en général tu écoutes.
- — J’écoute, oui, mais la neige se renforce et je crains pour le postulant à venir. Ha, voilà notre troisième larron, il était temps !
C’était le vieil édenté qui l’accompagnait.
- — Fi, fe garfon est fou, venir ifi far fe temps ! Jamais fu autant de neife tomber comme fa.
Le garçon entra et reçut l’accolade d’Abdias.
- — Heureux de te compter parmi nous. Je suis Abdias, responsable de ce monastère.
Le garçon le regardait, immobile.
- — Vous allez arrêter, tous, de me regarder avec des yeux de poisson mort ?
- — Abdias le…
- — Le prêtre, le magicien, l’homme à moitié elfe, le héros de légende, c’est bon, on a tout dit, là ? Maintenant je ne suis pour vous que votre ami.
Ils s’attablèrent, puis Abdias apporta de quoi manger.
- — Ce soir, c’est à un véritable festin que je vous invite, enfin, un festin façon Flangebouche.
Il déposa sur la table une énorme miche de pain encore chaude, d’épaisses tranches de jambon cru, des galettes de froment que la mère de Tylod avait apportées l’après-midi et qu’Abdias avait réchauffées sur les braises. Ils mangèrent tous goulument, même Ysangre qui dévora tout ce qui lui était proposé. Elle s’en excusa la bouche pleine, ce qui fit rire les autres. Ils restèrent là jusqu’à ce que les braises et la grande bougie aient rendu leur dernier souffle. Ysangre raconta son histoire, le gamin de Flangebouche la sienne, interrompu sèchement par Abdias :
- — Si tu racontes tout, nous en aurons pour la nuit entière et nous sommes ensemble pour un bon moment, j’espère.
Il les regarda.
- — Mais sachez que vous pouvez partir quand vous le désirez, Askat vous veut libres.
Puis il s’adressa au jeune garçon qui était resté silencieux depuis le début :
- — Et toi ? Parle en confiance.
- — Je me nomme Rahõ, j’étais commis aux cuisines de la forteresse.
- — Tu servais cette enflure d’impérator !
Tylod en avait recraché le bout de galette qu’il avait englouti et faillit s’étouffer. Rahõ se leva, s’avança, le menaçant de son poing.
- — Tu ne connais pas ma vie et tu me juges déjà ?
- Affrontant Abdias il haussa les épaules :
- — « Parle avec confiance », si c’est ça, ce monastère je préfère partir dans l’instant.
Ysangre posa doucement sa main sur son bras.
- — Avec la neige et la nuit qui s’installe, ce ne serait pas très prudent.
Et, se tournant vers Tylod :
- — Et toi, excuse-toi : si on commence à se chamailler comme ça, on n’ira pas bien loin.
Le petit ravala les larmes qui pointaient.
- — Je… heu… enfin, excuse-moi, c’est qu’avec toutes les aventures que j’ai vécues…
Le garçon le coupa net :
- — Tu n’es pas le seul à chercher ton chemin. Ma famille était pauvre, et travailler au château de l’impérator me permettait de ne pas la laisser crever de faim ! Tu parles d’un travail, en plus : le chef cuisinier était cruel ! Dès le premier jour, j’ai dû éventrer un yakren, mon estomac s’en souvient encore. Après la bataille, même si le pouvoir avait changé je ne supportais plus la forteresse, et toute ma famille a péri dans les combats. J’étais seul, c’est là que l’idée m’est venue de postuler ici.
Le garçon leur tourna le dos et s’appuya contre la fenêtre, regardant la neige tomber. Le travail des champs était terminé, la nuit allait s’installer. Les animaux, nourris et protégés du froid à venir. Flangebouche n’était plus qu’un petit village où l’on devinait la lumière blafarde des cheminées et de quelques bougies à travers les grossiers volets de bois. Abdias se leva et lança d’une voix ferme :
- — Allons, nous avons tous besoin d’une bonne nuit de sommeil, nous y verrons plus clair demain.
Ils montèrent silencieusement le grand escalier pour se réfugier dans sa chambre, toutes identiques. Un simple lit de bois, mais un confortable matelas offert par les notables de Politeïa, don fortement suggéré par Aïwendil ; des couvertures de laine, une table, une chaise, un broc d’eau, et suprême confort, que les taiseux du coin avaient découvert au moment de la construction, des latrines ! Un simple trou qui « recueillait » ce qu’il avait à recueillir.
Chacun prit le temps de déballer ses affaires. Rahõ balança son gros sac sur le lit et sortit tout ce qu’il avait emporté : une cape, des sabots, des chausses de rechange, une chemise taillée dans un drap de mauvaise qualité, quelques figurines qu’il avait taillées lorsqu’il était enfant avec son père et qu’il déposa sur la petite table, ainsi que deux grands couteaux qu’il avait pris dans la cuisine de la forteresse et qu’il avait enveloppés dans un morceau de cuir. Il ôta ses vêtements encore un peu humides malgré le feu de la cheminée et se faufila sous les draps sur lesquels il jeta trois couvertures de laine.
Il n’eut guère le temps de savourer la première nuit de sa vie dans ce qui était un vrai lit. Il marchait depuis trois jours et avait dû traverser la forêt de Mirdän pour arriver jusqu’ici. Jamais il n’avait été aussi loin de chez lui. Il s’endormit comme une masse avant de pouvoir aller plus loin dans ses pensées.
Tylod avait déjà tout installé depuis longtemps et s’était jeté dans son lit comme l’habitué des lieux qu’il était devenu. Son lit lui procurait toujours la même sensation délicieuse. Les premiers jours de son installation, il en avait parlé jusqu’à en gaver son auditoire : amis, parents, comme un enfant s’extasie devant son premier jouet. Puis il s’était ravisé, devant leurs regards incrédules tout d’abord, et malgré son âge il avait senti confusément que la jalousie pouvait finir par pointer le bout de son nez s’il insistait. Il en avait parlé à Abdias qui l’avait félicité :
- — C’est bien, tu te rends compte qu’ici tu as un confort que n’auront jamais tes parents. N’en sois pas triste, profite, mais reste discret et sois digne du cadeau qu’Askat te fait.
Ce soir, il eut du mal à trouver le sommeil : il avait désormais deux nouveaux camarades de jeu, plus âgés, certes, mais il n’était plus seul.
Ysangre, quant à elle, referma la porte doucement et prit le temps de regarder sa chambre. Ce fut rapide, elle ressemblait à celles des autres. Elle déballa son baluchon. Il n’y avait rien là-dedans qui puisse lui rappeler sa vie d’avant. Seule coquetterie qu’elle s’était permise, un petit médaillon avec à l’intérieur un portrait de sa grand-mère qui l’avait élevée avec douceur et bienveillance. Elle aussi avait pris des habits de rechange, de bonne qualité, mais qui n’avaient rien à voir avec les tenues luxueuses qu’elle aimait porter avant la grande bataille.
Elle ôta ses vêtements, se vêtit pour la nuit d’une grande chemise et se mit dans le lit. Deux couvertures de laine lui donnèrent l’impression d’être dans un cocon agréable. Elle eut une pensée pour Askat et s’endormit à son tour.
Les semaines passèrent. Comme l’avait prédit Abdias, les postulants ne se bousculaient pas, mais les trois jeunes se prêtaient avec docilité à ce qu’on leur imposait. Le plus jeune des gamins de Flangebouche s’était auto désigné guide suprême.
- — Ça me fait rire, s’excusa-t-il devant Abdias, le titre est rigolo, et qui d’autre que moi pour leur faire découvrir la forêt ?
- — Il est important que tes camarades connaissent le village et la forêt, tu as raison, mais ne va pas t’imaginer en tirer un quelconque profit !
Au matin, on se lavait vite, car l’eau était froide, puis on descendait dans la salle commune. Abdias les attendait près de la cheminée qui ronronnait déjà. Ils s’habillaient chaudement, car décidément l’automne frayait de plus en plus avec le froid de l’hiver. Ils se goinfraient de ce solide pain des campagnes qu’ils tartinaient d’un miel épais et sombre aux arômes de fleurs d’été dont Abdias avait fait d’importantes réserves. Ysangre s’en amusait beaucoup quand elle voyait ses compagnons tenter désespérément de retenir les longues coulées de miel s’échappant des bords de la tartine ; Rahõ essayait quant à lui d’imiter Ysangre sans jamais y parvenir.
- — Je ne sais pas comment tu fais pour rester digne en toutes circonstances, s’agaçait-il gentiment.
Ce à quoi elle répondait d’une voix douce et faussement distinguée :
- — C’est mon éducation, je n’y peux rien.
Pendant ce temps le gamin se pourléchait les babines et suçait ses doigts en marmonnant :
- — C’est trop bon.
Abdias leur faisait entendre la prière d’Askat qu’il psalmodiait phrase par phrase. À chacune d’entre elles, il s’arrêtait et attendait la réaction des jeunes. Chacun devait dire aux autres ce qu’il ressentait. Les débuts furent presque comiques et le silence gêné servait le plus souvent de réponse. Puis, arrivé à la fin, Abdias se mettait à murmurer la prière entière. À chaque fois, l’effet était le même : les trois jeunes postulants se laissaient envahir : délicieuse extase qu’ils accueillaient béatement. Dès qu’ils avaient repris leurs esprits, ils allaient travailler. Même si Flangebouche vivait au ralenti, ils trouvaient toujours quelque occupation, récurer le caniveau des latrines n’étant pas la plus enthousiasmante, surtout avec ce froid qui laissait les taiseux sans réaction tant il était intense. Abdias leur répétait sans cesse.
- — Ne vous plaignez pas du froid : bientôt personne ne pourra plus sortir. Et puis l’odeur est moins forte.
Pour autant, cela n’empêchait pas les deux garçons de rechigner, se demandant vraiment ce que tout cela pouvait bien leur apporter.
- — Tu parles d’une formation ! Chez moi, quand le besoin s’en faisait sentir, j’allais dans le jardin et les légumes ne s’en portaient pas plus mal.
- — Oh, moi, depuis mon yakren… L’odeur ne pourra pas être pire que ce foutu bestiau, par contre je ne vois pas le rapport avec Askat.
Ysangre avait beau sourire, elle détournait la tête et avait pris l’habitude de mettre un voile devant son visage.
- — Avec ça tu as l’air d’une abeille.
- — Peut-être, Tylod, mais l’abeille respire mieux, le voile est fin et j’y ai déposé quelques herbes dont l’odeur est bien plus agréable que ce que nous charrions ici. Vous devriez vous en inspirer.
Ce qu’ils firent dès le lendemain. Abdias s’en moqua gentiment :
- — Vous avez déjà trouvé là l’utilité d’une telle corvée : réfléchir !
On rentrait le bois, vérifiait les greniers, réparait les toits de chaume et l’on s’attaquait, avec l’aide des taiseux, à la construction d’une grande roue de moulin qui servirait quand la rivière ne serait plus prise par le gel.
Après une courte sieste que les jeunes postulants soupçonnaient d’avoir été instituée juste parce qu’Abdias en ressentait le besoin, ils se retrouvaient encore pour des exercices de méditation qu’ils feraient dehors quand le temps le permettrait. Abdias se demanda bien vite comment faire pour empêcher les fous rires qui ponctuaient cet enseignement. Se taire sans que ce soit une crispation volontaire fut compliqué. Abdias les voyait toujours se tendre, presque trop, fermant les yeux avec une telle intensité que cela en devenait ridicule. Leur respiration sonnait faux. Ce n’était plus le laisser-aller qu’il leur demandait, mais un concours de sifflement. Pour ça, l’air circulait, mais avec un bruit de forge pour certains ! L’exercice s’achevait toujours par l’un d’entre eux qui ouvrait un œil avant les autres et qui, à la vue de ses compagnons faussement concentrés, éclatait d’un rire incontrôlable et contagieux. Pour autant, Abdias ne s’en offusquait jamais.
- — Vous verrez, cela viendra. Si le don est en vous, le feu de tchi vous sera même accessible.
- — Et dans le cas contraire ?
- — Ysangre, tous ces exercices t’apprendront à mieux te concentrer sur l’essentiel et t’apporteront calme et sérénité.
Puis venait le temps du repas du soir. Le menu ne changeait guère : une grande soupe où l’on avait mis quelques racines et des céréales. Rahõ se faisait un plaisir de rajouter des ingrédients qu’il avait chapardés ici ou là. Des pommes de terre, des feuilles de frageoles, des arbustes courants dans la région et qui donnaient un délicieux fumet. Les taiseux apportaient souvent quelques lièvres ou perdrix que Rahõ se faisait un plaisir de dépecer avec talent pour les cuisiner ensuite sous forme de ragoût la plupart du temps. Il était passé maître dans l’art d’accommoder les restes, et les sauces qu’il inventait étaient juteuses à souhait. Les épaisses tranches de pain rendaient l’âme dans les assiettes de soupe, la rendant presque pâteuse. À part Ysangre les autres étaient peu habitués à manger à leur faim et découvraient avec ravissement le bonheur d’un estomac rassasié. Abdias rajoutait parfois du vin.
Deux semaines plus tard, l’hiver avait définitivement gagné la partie, prenant possession des lieux et imposant sa loi. Flangebouche avait cessé de lutter. Les oiseaux même semblaient avoir déserté le village. « Le silence blanc », comme disaient les vieux, écrasait tout. On avait bien calfeutré les volets et les portes, les greniers étaient pleins, le bois rentré, il suffisait d’attendre.
Un soir, alors que la nuit allait couvrir Flangebouche de son ombre bleue, Ysangre et Rahõ tentaient de se concentrer pour saisir la magie dont Abdias leur avait parlé tout l’après-midi. C’était la première fois qu’il avait essayé de les ouvrir prudemment à cet univers. Tylod ne semblait guère intéressé et s’était collé le nez à la vitre en soufflant dessus pour y enlever le givre et voir un peu mieux. C’est alors qu’il devina comme une ombre blanche. Il attendit un peu avant de parler.
- — Venez voir.
Ils s’approchèrent tous et chacun gratta de quoi se faire un hublot.
- — C’est quoi ? demanda Rahõ.
- — Je ne sais pas trop, on voit mal.
- — C’est quelqu’un ?
- — Par ce temps ?
- — Un postulant ?
- — Je n’en sais rien. Askat m’avait prévenu de votre arrivée, mais là…
Dehors, l’ombre avançait toujours. Le pas était lourd, mais régulier. Puis l’ombre devint humaine.
- — Attisez le feu et préparez un grand bol. Si cet homme vient ici, il faut le recevoir dignement.
L’homme n’avait d’humain que l’allure tant il était emmailloté comme un enfant, mais haut comme un homme. Une bourrasque le cacha à nouveau.
- — N’ayez crainte, je suis prêt à utiliser la magie si nécessaire.
Les postulants se serrèrent un peu plus. Une autre bourrasque emporta la première. L’homme en avait profité pour s’approcher davantage. On le voyait désormais plus distinctement. Un colosse qui portait sur son dos deux grandes épées, et à la ceinture une hache gigantesque. Un arc et un carquois complétaient l’ensemble.
- — Un sans cervelle !
Il frappa violemment contre la porte et c’est Ysangre qui ouvrit. Aussitôt le froid s’invita à l’intérieur. Le gaillard referma tout aussi rudement la porte en chêne.
- — Bienvenue au monastère d’Askat, je m’appelle Ysangre et je suis postulante, et toi ?
- — Je suis Kaleb, le fils de Kryiss, le roi des clans du nord.
Les autres le regardaient ; ils avaient devant eux ce qui ressemblait pour l’heure plus à une statue de glace qu’à l’un des héros de Politeïa. Abdias l’accueillit et d’un geste l’invita à s’installer.
- — Tu as beau être habitué, tu dois être frigorifié, viens t’asseoir près de la cheminée.
Il s’ébroua comme un jeune chien, projetant tout autour de lui des paillettes de froid. Il enleva ses énormes gants de peau fourrés et se réchauffa les mains devant le feu puis déposa les armes.
- — Comment va ton père ?
- — Il allait plutôt bien, mais comme je suis parti sans son accord je crains que son humeur ait changé.
- — Par Askat, le connaissant, il doit être furieux !
Le repas permit à tous de se présenter. Kaleb raconta, aussi goulument qu’il avalait tout ce qui passait à portée de sa main, que son père le destinait à devenir roi un jour. Comme tous les garçons des régions froides, il s’était sculpté un corps massif. Il était désormais un guerrier accompli.
- — J’aime le combat et je suis fait pour ça, mais le souffle d’Askat m’a balayé comme les autres. Je suis venu ici pour apprendre, juste apprendre. Je ne désire pas postuler.
Kaleb les regarda, s’attardant sur le gamin.
- — Et toi, petit, tu es là pour quoi ?
- — Ha, tu ne vas pas t’y mettre aussi ! Oui, je suis petit, mais la caverne du dragon, le sanctuaire et les combats que j’ai vus de loin ont forgé mon caractère.
Ysangre mit fin à la gêne :
- — Quant à moi, bien que de famille noble, j’ai été ballottée comme le navire au beau milieu de la tempête par ce que j’ai vu après la bataille. Il fallait que je parte pour découvrir ce qui sera mon chemin.
- — Et pour finir, moi j’étais cuistot au château de l’impérator.
Tylod l’interrompit sèchement, s’adressant au géant :
- — Je t’arrête tout de suite, au cas où tu voudrais faire une remarque : il n’était qu’un simple marmiton que l’on exploitait rudement.
- — Je crois que je comprends.
Ce soir, Abdias avait sorti on ne sait d’où une grande tomme de fromage de brebis, spécialité du hameau — le goût correspondait à la rudesse du temps —, ainsi qu’un énorme jambon. Devant les yeux ronds des postulants et la langue pendue de Tylod qui salivait déjà devant la perspective de s’empiffrer d’une énorme tranche, il se crut obligé de se justifier :
- — Je garde quelques friandises pour les cas exceptionnels.
- — Friandises ? faillit s’étrangler Tylod.
Kaleb s’en découpa une épaisse tranche qu’il enfourna avec avidité.
- — Tu ferais mieux de mâcher, sinon nous n’aurons plus assez de toutes nos réserves pour l’hiver, s’amusa Ysangre.
Kaleb n’eut pour réponse qu’un léger sourire, ce qui ne l’empêcha pas de gober un œuf qui se trouvait sur une étagère et qui n’était pas prévu au menu.
Le lendemain, d’autres visiteurs se firent connaitre. Si le froid et la neige étaient de la partie, pour la première fois depuis des jours le ciel d’un bleu d’hiver laissait un soleil blafard se faire une place, assez pour que la neige scintille.
On les vit arriver de loin et plusieurs taiseux chaudement emmitouflés s’étaient spontanément regroupés, fourches et bâtons en main. Abdias et ses postulants les avaient rejoints. La colonne se composait d’une dizaine d’hommes montés sur des chevaux que l’on avait recouverts d’une couverture en laine ; l’on avait même fabriqué comme un bonnet qui laissait les naseaux libres de respirer. De solides chevaux aux croupes gigantesques. Il fallait bien ça pour porter les cavaliers. Les taiseux en bavaient d’envie.
- — Si seulement on avait les mêmes, les labours seraient plus simples.
Kaleb fut le premier à parler :
- — Je crois que vous pouvez lâcher vos fourches, vous ne feriez pas le poids.
- — F’est fûr, dit le vieil édenté.
- — C’est mon père qui vient me tirer les oreilles.
En entrant dans le hameau de Flangebouche, Kryiss, car c’était bien lui, fila droit sur Abdias. Il descendit de selle et lui donna une accolade que l’on aurait pu confondre avec une tentative d’étranglement. Il répétait à l’envi le nom d’Abdias et à chaque fois l’enlaçait avec plus de vigueur. Kaleb intervint :
- — Père, que tu sois heureux de revoir ton ami est une chose, que tu l’étouffes en est une autre, et je pense que si tu devais me prendre dans tes bras ton attitude serait moins amicale.
Kryiss lâcha Abdias, qui tomba dans une épaisse couche de neige dont il aurait eu du mal à sortir si les taiseux ne l’avaient point aidé. Père et fils étaient face à face.
- — Fils, tu prends tes affaires, tu t’excuses d’avoir dérangé ces gens et tu remontes en selle, direction ton pays : une couronne t’attend, il faut t’y préparer.
- — Non !
Les deux « sans-cervelle » se jaugèrent du regard, figés comme deux molosses prêts à mordre. Abdias qui s’était enfin dégagé se mit entre les deux hommes tout en époussetant la neige qui s’était infiltrée partout, de ses bottes à son bonnet de laine.
- — Allons, allons, vous n’allez pas vous affronter devant les taiseux de Flangebouche. Et clan du nord ou pas, la nuit va tomber. Venez plutôt au monastère, vous y passerez la nuit.
Si le feu ronflait comme dans une forge infernale, le repas fut pris en silence. Les postulants étaient de la partie et faisaient office de serveurs. Les cavaliers à l’écart taillaient des croupières dans les jambons et les tomes des montagnes, tout ça sous le regard inquiet des taiseux présents.
La bouche pleine d’une épaisse tranche de jambon sec, Kryiss fixa Abdias.
- — Abdias, nous te devons tant.
- — Ne commence pas : sans les enchanteresses, Manaël, les amazones…
- — Ha, les amazones, de sacrées bonnes femmes !
- — Et n’oublie pas les lutins.
- — Je pense encore à cet asticot d’Aërico et je pleure sa mémoire.
- — Ne cherchons pas celui d’entre nous qui a eu la meilleure part. Pour ton fils…
- — Je veux qu’il revienne, sa place est à mes côtés !
Kryiss avait tapé si fort sur la table que les chopes se renversèrent.
Abdias se leva et fit signe à Kryiss de le suivre. Ils s’éloignèrent, et debout devant la plus grande des fenêtres, Abdias chuchota :
- — Kryiss, les évènements ont bousculé l’histoire des mondes. L’avenir est comme cette nuit d’hiver.
Le chuchotement se fit encore plus léger.
- — Je vais te confier un secret : si nous avons gagné la bataille de Politeïa, ce n’est que le début.
- — Astaroth est pourtant mort, répliqua Kryiss d’une voix forte qui fit sursauter les autres.
- — Sois plus discret. Les enchanteresses m’ont confié, ainsi qu’à Aïwendil, que le mal reviendrait, on ne sait pas encore sous quelle forme ni quand.
- — Mais les elfes, la magie, les enchanteresses ?
- — Le monde de la magie est pour l’heure comme la rivière que tu as vue en arrivant : la glace commence à se former, pour l’heure c’est une fine couche presque belle sous le soleil. Mais bientôt tout sera gelé.
- — Et le chant d’Askat ?
- — On ne peut pas lui faire signe d’un claquement de doigts, et les enchanteresses n’ont pas fonction à intervenir à notre place. Elles l’ont fait, car un dieu était en face d’un autre. Le monastère a si peu de postulants… Ton fils est venu pour apprendre, il cherche, s’intéresse. Même s’il suivra la formation, je ne le considère pas comme un postulant, ce qu’il ne souhaite pas, d’ailleurs.
- — Ce que tu dis est inquiétant.
Après un long temps de réflexion, Kryiss donna sa réponse :
- — J’accepte, mais au printemps je veux qu’il revienne et j’exige qu’il ne renonce pas au maniement des armes.
- — Un monastère centre d’entrainement, cela ne correspond pas à Askat.
- — Je ne veux point insulter Askat, mais lors de la bataille il a quand même eu besoin du sang des hommes et des autres.
- — C’est entendu.
Abdias allait rejoindre le groupe qui les regardait de loin, se demandant bien ce que ces deux-là pouvaient se dire, mais Kryiss le retint par le bras.
- — Abdias, je dois moi aussi t’avouer quelque chose. On nous appelle « les sans cervelle », mais nous savons aussi nous en servir. En venant ici nous ne pensions pas trouver autant de neige.
Ayant pris soin de vérifier si personne ne les écoutait, il poursuivit :
- — Et nous avons vu un loup.
- — Un loup ? Il n’y en a jamais eu par ici.
- — Une bête énorme qui nous a filé entre les doigts, et surtout, mais tu l’apprendras tôt au tard, nous avons enterré avec les honneurs dus au courage de son peuple le cadavre déchiqueté d’un bucentaure.
Abdias resta sans voix.
- — Le plus curieux, c’est que les traces de loup disparaissent pour laisser place à celles d’un homme !
- — Un change peau ?
Les sans cervelle étaient repartis le lendemain ; la neige avait encore gagné du terrain, mais elle ne rebuta point les hommes du nord. Abdias les regardait disparaitre au loin en pensant à ce qu’il dirait ce soir à la veillée qui était prévue de longue date.
La salle commune était pleine comme un œuf. Les veillées ne pouvaient se rater à moins de sortir du ventre de la mère ou de rentrer dans celui de la terre. Les taiseux partageaient châtaignes grillées, histoires mille fois racontées, mais dont on se délectait toujours, des anecdotes comme celle où le vieil édenté avait croisé un pèlerin d’Askat voulant se rendre à la caverne du dragon et à qui il tentait d’indiquer la route. L’autre s’était découragé très vite et avait fait demi-tour. Le conteur, rarement le même, en rajoutait évidemment, et à chaque fois le vieil édenté arrêtait l’histoire, non parce qu’il était vexé, l’homme était la bonté même, mais pour préciser un détail :
- — F’est pas fa du tout, en fait, fet homme…
Et là, les fous rires devenaient incontrôlables.
Alors que les festivités battaient leur plein, Abdias, qui depuis le début se tenait en retrait, demanda le silence puis monta sur un tabouret.
- — Désolé d’interrompre cette joyeuse soirée, mais je me dois de vous dire quelque chose.
Tous virent bien sur son visage que les ennuis allaient revenir.
- — Quand Kryiss est venu nous rendre visite, il m’a dit avoir vu les traces d’un loup.
- — Des loups ici, à Flangebouche ?
- — Le plus inquiétant, c’est qu’il a enterré le cadavre d’un bucentaure.
Il passa sous silence l’éventualité d’un change peau.
À l’annonce de cette nouvelle, les taiseux furent dignes de leur surnom. Pas un bruit, pas le moindre cri. Tout le monde se serra un peu et laissa tomber les châtaignes pour ne plus former qu’une masse compacte qui attendait la suite. Ce fut Tylod qui rompit le silence :
- — Alors c’est pour ça qu’on en voit plus ?
Chacun prit alors la parole, à tel point qu’on n’entendit plus qu’un charabia inconsistant de conversations qui s’entrecroisaient. Kaleb tapa du poing sur la table et sortit son épée.
- — Silence !
Une femme tenta de garder son calme.
- — Les enfants ne sortent plus !
- — Avec le froid, ils ne sortent déjà pas beaucoup.
La femme renchérit :
- — Désormais, ils ne sortent plus qu’aux abords des maisons, jamais seuls et toujours avec un adulte.
Son mari appuya sa requête :
- — On installe un guetteur sur la tour qui surplombe le monastère et on sonne la cloche si un quelconque danger arrive.
Abdias nota tout cela et chacun se porta volontaire.
Alors que tous allaient rentrer chez eux en rang groupé, le semi-elfe, comme certains l’appelaient à mots couverts, leva la main. Il tenait à préciser la suite : il demanderait audience au sanctuaire afin d’avoir l’avis de Manaël, et l’asile si besoin aux enchanteresses. Désignant quelques hommes bien bâtis, il leur demanda d’agrandir le tunnel des enfants.
- — Tylod, tu guideras les adultes. Bien évidemment nous irons en groupe armé.
Kaleb rajouta :
- — Je serai de tous les voyages.
Abdias pointa son doigt sur Rahõ. Des trois, c’était celui qui possédait le don. Il n’en avait, pour l’heure, pas conscience, mais pour Abdias c’était une certitude. Le don de cuisiner, ça, c’était le plus évident, mais lors de la prière d’Askat son visage se figeait. Abdias l’avait même vu, par hasard, rallumer le feu en posant ses mains sur les braises.
- — Et toi aussi.
- — Moi ?
- — Tu as peur ? dit un taiseux.
- — Pas du tout, c’est que je ne m’y attendais pas.
Abdias lui susurra dans le creux de l’oreille :
- — Si les loups attaquent, chauffe-leur le bout de la queue comme je t’ai déjà vu le faire quand tu allumes le feu dans la cheminée.
Disponible sur la fnac
- Éditeur : Ella éditions; Illustrated édition (14 février 2022)
- Langue : Français
- Broché : 280 pages
Le souffle d’Askat T3 : Le sang du drak
Zànhshì, empereur du Moundaÿ, règne à présent sur Politeïa en compagnie de son épouse, la très séduisante Limei. Il peut compter sur le soutien de ses troupes pour protéger son empire contre les escarmouches menées par les elfes, les dames vertes et leurs alliés.
Tanaem, demeuré auprès de lui, voue toujours à Magphéa un amour qui l’aveugle et l’empêche de percevoir le venin diffusé dans ses veines par Astaroth.
De leur côté, Abdias, Magphéa et leurs amis sont parvenus à soustraire du champ du carnage les cadavres d’Aïwendil et Naamha. L’ancien prêtre d’Askat a une idée derrière la tête, pour laquelle toute aide sera la bienvenue. Leurs pas les mèneront dans des contrées inexplorées, et dans des affres qui conduiront certains d’entre eux à se dépasser.
1
La nuit de l’ogre
- Tous avaient hâte de sortir enfin de ce bourbier. Le « champ du carnage » n’incitait guère à la contemplation. Ces fosses communes, ces tombes où des parents, des amis avaient réussi malgré les interdictions à inscrire un nom, sans compter l’inévitable odeur : tout ici était lugubre. La pluie et la boue saluaient à leur manière la mort qui avait planté là sa demeure.
- Aïwendil et Naamha étaient là, côte à côte, immobiles, à peine secoués par instants par les mouvements du chariot qui s’enfonçait dans ce cloaque. Le champ du carnage portait bien son nom au beau milieu de cette nuit d’orage. Le cheval qui peinait à tirer la carriole avait les yeux de la peur. Il fallait sans cesse que l’un des magiciens se porte à son côté afin de l’apaiser. Les humains n’étaient guère plus vaillants. Garamon se retournait sans cesse, en quête d’un possible danger. Myeralda, pour une fois silencieuse, mâchoire serrée comme celle des lutins qui faisaient partie de l’expédition. À chaque éclair, ils sursautaient, poussant leurs insupportables cris aigus, mais que personne ne songea à critiquer. Tous étaient tendus.
- Magphéa et la mère de Naamha s’étaient positionnées juste derrière le chariot, regardant ceux qui n’étaient que des cadavres. Parfois, l’une d’entre elles passait sa main sur leur visage, écartant la terre qui était collée à une peau blanche, presque translucide.
- Malwina et Tylod prenaient soin d’Anka, qui gémissait à tel point qu’Abdias décida de l’allonger, elle aussi, dans le chariot.
- — Nous avons fait une erreur en l’amenant. Les âmes qui rôdent ici la supplient de les aider.
- Tylod montra du doigt ceux pour qui ils avaient pris des risques.
- — Elle nous a malgré tout permis de les retrouver.
- Le prêtre d’Askat secoua la tête.
- — À quel prix !
- Abdias se montrait soucieux.
- — Mettez-lui un linge sur le visage et bouchez-lui les oreilles ! Faites-lui boire votre potion.
- Malwina la releva péniblement et lui ouvrit la bouche pendant que Tylod versait le remède qu’ils avaient préparé au sanctuaire, sur les conseils des enchanteresses. Anka continua de gémir, mais ne bougea plus. Au fil du temps, ses gémissements diminuèrent. Seuls ses yeux exorbités et sa bouche grande ouverte, comme si elle essayait de happer le moindre souffle d’air qui passait par là, témoignaient du combat qu’elle menait. Tylod redevint le petit garçon qu’il était encore il y a peu. Il s’accrochait sans s’en rendre compte à la jupe de Malwina et changeait sans cesse le linge sur le visage d’Anka, espérant peut-être qu’elle ne souffrait que d’une mauvaise fièvre. Il s’approchait au plus près afin de vérifier si elle respirait toujours. Chaque fois que le tonnerre faisait entendre sa rage et qu’un éclair déchirait le ciel, il s’agrippait davantage.
- La progression était lente et silencieuse ; ils étaient tous trempés jusqu’aux os, mais personne n’osait se plaindre.
- Ils arrivèrent enfin au bout de ce cimetière géant et trouvèrent refuge au sein de la forêt. Des chemins, humides là encore, mais plus praticables, leur permirent de forcer un peu l’allure. Myeralda s’approcha du cheval pour le rassurer, et tout en lui flattant l’encolure, elle se tourna vers Garamon.
- — La pauvre bête ne tiendra pas longtemps : elle a peur.
- Le chef des brigands de Politeïa la rabroua sèchement. Lui aussi était sur les nerfs, et l’occasion était trop bonne pour les passer sur quelqu’un.
- — Myeralda, je préférais quand tu étais tétanisée par la peur et silencieuse !
- — Peur, moi ?
- Un éclair mit fin à ce qui aurait pu dégénérer, dévoilant le visage édenté et vieilli de la commandante en second des arbalétrières. Garamon ne put s’empêcher d’en profiter :
- — Par Askat, tu ressembles à un démon d’Astaroth !
- Myeralda ne répliqua pas et préféra choisir pour cible Rahõ :
- — Toi, le magicien de pacotille, tes enchantements, ça va durer longtemps ? Si Garamon me trouve peu à son goût, il ne s’est pas regardé, avec sa barbe qui ressemble de plus en plus à une serpillière !
- Le jeune magicien ne répondit pas, cherchant le calme qui lui était nécessaire. Il avait beau sentir en lui la magie de Manaël et d’Ygrim, cette nouvelle puissance le terrifiait. Abdias, qui se rendit compte de son état, murmura :
- — Tout ceci est nouveau. La magie est merveilleuse, mais il faut la contrôler. Laisse-moi t’aider.
- Il posa sa main sur l’épaule de son jeune apprenti et se mit à prier silencieusement ; Rahõ sentit en lui se diffuser des vibrations apaisantes.
- — Il te faudra du temps, apprendre la patience, avant de pouvoir exprimer ta puissance. Avec le don du mage et de l’elfe, tu possèdes un pouvoir infini : ne te laisse pas griser.
- Les traces du chariot indiquaient la route à suivre pour leurs éventuels poursuivants, mais demain la pluie les aurait effacées.
- Le pauvre diable qui aurait vu passer le sinistre cortège en aurait frémi de peur. Une carriole lourdement chargée, des ombres trempées avançant dans un bruit de flaques boueuses, pas un mot, des éclairs, une lune absente, cachée par des nuages couleur de mort : il y avait là de quoi terroriser le plus courageux des chevaliers.
- La pluie finit par admettre qu’elle en avait assez fait et, de guerre lasse, laissa partir ces ombres, mais la boue continuait à s’accrocher, comme si elle voulait aspirer les imprudents qui s’aventuraient là. Les lutins, quant à eux, s’étaient positionnés sur les ridelles, s’accrochant pour ne pas glisser entre les cadavres avec un luxe de précaution presque comique. Myeralda fut la première à s’en apercevoir.
- — Décidément, nous avons fière allure ! La nature ne nous facilite pas la tâche, et ces lutins (elle les montrait du doigt) qui s’accrochent comme ils peuvent pour éviter de toucher « ces deux-là » : on dirait des pantins !
- Personne ne répondit, ce n’était pas l’heure de plaisanter et la fatigue accablait tout le monde.
- Le jour commença à se lever ; tous avaient les yeux tournés vers une aurore d’un gris bleuté. Au loin, ils devinaient au loin les contreforts des collines de Kopce. Le col qu’ils devraient emprunter était encore caché à leurs yeux. Abdias ordonna une pause.
- — Enfin, soupira Magphéa, nous allons pouvoir nous réchauffer un peu et sécher nos vêtements, le soleil prend sa revanche.
- — Ne te réjouis pas trop vite, tempéra le semi-elfe, il nous faut encore avancer. Une fois le col franchi, nous irons vers…
- La commandante en chef des arbalétrières le coupa sèchement :
- — Le sanctuaire où nous pourrons nous reposer, on sait…
- Abdias resta silencieux et garda pour lui ce qu’il devrait bien leur dire à un moment ou un autre.
- Chacun reprenait des forces, sauf la mère de Naamha qui ne cessait d’ânonner des incantations étranges. Abdias le remarqua et s’approcha vivement d’elle, lui demandant si elle invoquait les forces ténébreuses. Elle le fixa étrangement et répondit que non.
- — Je me rassure comme je peux. Ces formules peuvent guérir les vivants, mais je me dis qu’elle les entend peut-être. Je n’ai guère envie d’asticoter les démons, figure-toi.
- Les lutins furent les premiers à chouiner pour avoir de quoi grignoter un morceau. Garamon trouva l’idée excellente.
- — Myeralda ?
- — Quoi, Myeralda ?
- — Où est le sac de provisions ?
- — Quoi, le sac ?
- Les lutins la regardaient avec des yeux ronds comme des soucoupes. Garamon, qui n’en avait pas fini avec la tension, la fatigue et la faim, apostropha une fois de plus Myeralda. Visiblement, son estomac avait pris le pouvoir.
- — C’est toi qui devais t’en charger.
- — Pas du tout, c’est toi, bougre de… gougnafier !
- Garamon avait le regard mauvais, et les lutins s’étaient redressés.
- — Ne me dis pas que…
- — Je ne le dis pas, mais ça revient au même.
- — Donc, si je comprends bien, nous n’avons rien à nous mettre sous la dent.
- — Ou dans le gosier ! s’écria un des lutins. Bravo, belle organisation !
- La mère de Naamha demanda si le sanctuaire était loin. À l’entendre, chacun prendrait sur lui, ferait taire son estomac, et une fois là-bas on se goinfrerait avant de se mettre au travail. Tous se relevèrent péniblement et s’apprêtèrent à repartir d’un pas lourd. Rahõ sortit de sa torpeur et rassura la petite troupe :
- — J’ai dans ma besace quelques pains lembas que j’ai préparés au sanctuaire, de quoi tenir encore un peu.
- Joignant le geste à la parole, il sortit pour chacun une petite miche qui fut littéralement happée goulument.
- Alors qu’ils allaient repartir, Abdias leur bloqua le passage, s’appuyant sur son bâton qu’il ancra fermement dans le sol boueux.
- — Pas question d’aller vers Flangebouche, encore moins vers le sanctuaire.
- Les autres le fixaient en silence, ne connaissant que trop bien le bonhomme. Myeralda faillit s’étouffer avec une bonne part de miche qu’elle avait déjà engloutie. Tous s’attendaient à ce qu’elle agresse le semi-elfe vers lequel elle se dirigeait déjà d’un pas décidé, mais Abdias ne lui en laissa pas le temps :
- — Une fois les tombes découvertes, il est évident qu’ils chercheront là-bas en premier, et nous avons une autre destination.
- — Laquelle ?
- — La ville de Śudha.
- Devant leurs airs incrédules, il rajouta :
- — La cité des âmes !
Disponible sur la fnac
- Éditeur : Ella éditions; Illustrated édition (30 Novembre 2022)
- Langue : Français
- Broché : 248 pages
Le crépuscule des mondes
Ce quatrième etdernier tome met fin à la saga du souffle du vent. L’édition indépendante ayant de grosses difficultés ce livre 4 est auto édité et disponible sur Amazon.
Après avoir combattu le démon Astaroth et l’empereur du Moundaÿ, les héros aspirent au calme mais que de souffrances et la mort de l’archer elfe, Enoim a bouleversé Magphéa qui part au delà des mers pour oublier. Mais dans des contrées sauvages la magie et le destin n’en n’ont pas fini. Le retour de l’elfe se fera t-il avant que les mondes ne s’effacent ?
1
La pierre
Madura s’était réveillée alors que le soleil n’était pas encore sorti du sommeil de la nuit. Seule la lune veillait sur le hameau. La jeune femme s’était levée comme tous les matins, sans faire de bruit, plus par habitude que par le souci de préserver le repos de sa grand-mère. La vieille femme ne dormait plus beaucoup et depuis la mort de ses parents c’est elle qui s’occupait de ses deux petites filles mais ces derniers temps elle n’était plus capable de traire les yacks. Bientôt viendrait le moment de l’accompagner pour le dernier voyage. Madura avait déjà creusé la tombe, un simple trou qui se trouvait sur le flanc de la montagne et devant lequel elle passa pour rejoindre l’enclos des yacks qui commençaient à s’agiter en l’entendant arriver. Rapidement, elle installa le petit tabouret et se colla à l’épaisse fourrure qui la réchauffa un peu. Comme si les animaux avaient compris qu’ils n’auraient plus longtemps à attendre, ils se figèrent dans le silence. Madura passait de l’un à l’autre remplissant le tonnelet de bois d’un lait épais. Une fois fini son ouvrage, elle versa plusieurs de ces tonnelets dans une grande auge en pierre qu’elle ferma d’une simple planche. Sa sœur viendrait plus tard trainer des récipients plus petits pour les amener à l’intérieur de la cabane. C’est là qu’elles fabriqueraient le fromage.
Madura revint vers le village et une fois à l’intérieur de la cabane en pierres grossièrement taillées, elle raviva le feu. Une douce lumière éclaira la pièce unique qui servait à la fois de cuisine et de chambre à coucher. Instinctivement, la vieille commença à bouger, quant à sa petite sœur Amrita, elle grogna un peu et se recroquevilla davantage dans les couvertures. On la devinait tout juste sous l’épaisse peau de yack qui la recouvrait entièrement. Visiblement elle n’était pas encore prête à ouvrir les yeux et s’était fabriqué un ultime refuge avant d’affronter le jour et ses corvées.
Madura fit réchauffer le thé qu’elle agrémenta de feuilles sauvages. La boisson sentait fort mais elle était revigorante. Quant à l’odeur, Madura ne la sentait plus : tout ici sentait le lait, caillé ou pas. Elle but lentement pour ne point se bruler. Elle avait seize ou dix-sept ans, ne savait pas très bien. Elle était encore jolie avec ses yeux rieurs et sa peau fine malgré le froid qui régnait sur le plateau. Sa beauté sauvage resplendissait aux yeux de tous les hommes du village mais elle savait que sous le vent, la rigueur du climat, la froidure de l’hiver et le quotidien difficile, sa peau se mettrait à craqueler rapidement. Ses yeux perdraient leur aspect rieur, ses dents peut-être se déchausseraient, c’était ainsi pour toutes les filles, elle le savait.
Elle avait déjà vu des beautés se ratatiner et devenir des ombres que les hommes ne regardaient plus. Elle était bien décidée à la prochaine foire de Khõt, la grande ville de la vallée, à se dégoter un mari qui puisse l’emmener loin d’ici. Elle avait déjà remarqué, les jours d’été, quand elle se baignait dans la rivière que les garçons du hameau la regardaient avec envie. L’eau était froide mais la fraicheur faisait darder le bout de ses seins et les hommes, jeunes ou vieux semblaient apprécier comme on le fait de ce que l’on sait éphémère. Si elle restait trop longtemps au village les seins de Madura ne seraient alors que des souvenirs. Pour autant, aucun des garçons ou des hommes n’osait tenter sa chance. Madura avait son caractère et elle était la petite fille de la chamane : mieux valait se méfier. Elle se savait donc jolie et tant pis si le mari qu’elle se trouverait était plus âgé qu’elle. Ici, il fallait se contenter de ce que la vie vous offrait. Quitter le hameau suffirait à son bonheur, sa petite sœur suivrait plus tard. Amrita, c’était son nom, deviendrait une belle jeune femme, on le devinait déjà à ses courbes harmonieuses pour une jeune fille et son air espiègle laissait supposer qu’elle saurait se débrouiller elle aussi.
La chamane se réveillait enfin. Le temps qu’elle s’habille, Madura s’attarda sur sa peau craquelée, ses yeux presque fermés, la bouche à qui il manquait quelques dents. Les seins pendouillaient misérablement : peut-être fut-elle belle autrefois et Madura voyait sous ses yeux un avenir qu’elle ne désirait pas.
La vieille enfila une longue tunique sur laquelle elle mit un grand châle un peu rapiécé en laine de yack. Ses longs cheveux gris étaient filasseux. La grand-mère vint s’assoir aux côtés de sa petite fille. Elles burent en silence et croquèrent des galettes d’Anaja une céréale qui était la seule à pousser à ces hauteurs et à supporter le froid qui y règne. Amrita s’étirait à son tour et finit par rejoindre les deux autres femmes. Le soleil avait désormais fait son entrée et le vent de la nuit en avait terminé. Il était temps d’aller recueillir le lait pour Amrita et d’aller cueillir le thé pour Madura. Les champs étaient à quelques distances du hameau sur le versant le plus ensoleillé. Elle y passa sa journée. La récolte fut bonne, le poids du sac qu’elle portait grâce à un ruban qui enserrait son front en attestait. Elle avait hâte de rentrer pour déposer son fardeau et aller se rafraichir à la rivière. Peut- être que les garçons y seraient aussi. Elle s’amusait de leur trouble et leurs regards la confortait dans sa décision : il était temps d’aller à Khõt pour s’y dénicher celui qui l’emmènerait loin d’ici. C’est sur le chemin du retour que son pied heurta une pierre. Elle faillit faire tomber sa récolte mais se rattrapa à temps. Elle déposa son ballot pour s’assoir et se masser longuement avec la petite fiole que sa grand-mère lui avait donnée. Elle se fit la remarque que c’était quand même bien pratique d’être la petite fille de la chamane. Sa connaissance des herbes la soulageait souvent. Elle insista longuement car l’huile sentait bon et elle se perdit un peu dans ses pensées imaginant l’homme de la ville la massant langoureusement quand le plus petit des enfants du village vint à sa rencontre.
- Madura enfin je te trouve, ta grand-mère est au plus mal.
Elle se leva, remit son ballot sur la tête et allait se mettre en route quand elle remarqua la pierre sur laquelle elle avait buté. Elle crut rêver un instant et renvoya le gamin.
- File, j’arrive, le temps de remettre mes sandales.
L’état de sa grand-mère l’inquiétait certes mais depuis le temps qu’elle se préparait à ce moment, elle ne paniqua pas. En plus, ces dernières semaines, la vieille perdait son appétit et le souffle était de plus en plus ténu, rien de surprenant à ce qu’elle fasse un malaise, cela lui arrivait parfois. Elle avait le temps de jeter un œil à cette pierre étrange qui attirait son regard. Au premier abord elle n’avait rien de spécial, un de ces cailloux tranchants qui se font un malin plaisir de vous écorcher les pieds si l’on n’y fait pas attention mais en la prenant dans sa main et en enlevant la terre qui la recouvrait, elle s’aperçut que la pierre était ronde et douce au toucher et quand elle la nettoya en la trempant dans l’eau de la rivière, le soleil la fit briller de mille feux.