Au temps qui passe, aux amitiés qui perdurent, aux aléas de la vie qui font ce que nous sommes, à nos choix…
1
Côtes d’Armor
Je m’appelle Thomas et en ce début d’automne je marche le long des côtes de la Bretagne. Ici, je suis en terrain conquis. La côte d’émeraude n’a plus de secrets pour moi, j’en connais les moindres recoins depuis mon enfance. Adulte, j’ai converti la bande et nous trouvons toujours un moment pour nous y retrouver. Aujourd’hui mes pas sont plus lents mais l’acuité est plus forte comme si le temps qui passe me rend plus apte à saisir l’instant : l’instant c’est ce qui reste quand le temps s’amenuise. J’ai trouvé cette formule et j’en suis bêtement fier.
Il fait encore beau : le soleil d’automne me semble raccord avec ma vie, chaud mais pas brulant, lumineux mais pas trop, juste ce qu’il faut pour que les détails s’affinent et que le panorama me salue.
Le vent est léger, discret, comme s’il voulait me laisser à ma rêverie. Le vent : beau symbole d’une vie. Brise, bourrasque, tornade, tempête, ouragan, zéphir, toutes les nuances y sont présentes.
Je décide enfin qu’il est temps de les rejoindre. Ils me connaissent bien et acceptent mes petites escapades solitaires mais il faut doser ces petites solitudes : l’ami accepte mais il faut aussi le traiter avec délicatesse, ne pas le froisser, le pousser à bout. Ceux qui me connaissent moins me disent un peu sauvage : c’est faux. C’est juste que de temps en temps j’ai besoin d’être au calme. J’aime les gens mais avec parcimonie et si les autres nous sont indispensables il m’arrive je le reconnais, d’avoir une poussée de misanthropie comme on peut avoir une poussée de fièvre. Mais attention rien de grave : il faut juste que dans ces cas-là je rentre dans mon terrier mais la bande du « 58 » c’est autre chose.
Grâce à eux, j’ai appris à apprivoiser ce sentiment si délicat parfois que l’on prétend qu’entre un homme et une femme c’est compliqué, voire impossible. La question se pose c’est vrai et j’avoue que je reste sur mes gardes avec ce j’appelle ce « sentiment de bord de lit ». Encore une de mes formules que je me plais à inventer. Plus d’une fois j’ai ressenti cette sensation troublante qu’il aurait suffi d’un geste, d’un regard plus prononcé pour que l’amie se transforme en amante.
Avec Marc et Paul la question ne s’est jamais posée. Dès la première rencontre l’amitié n’a jamais eu de concurrente. Elle était là, bien installée, évidente. Pour le misanthrope altruiste que je suis (oui encore une formule) c’est même étonnant et quelque peu déstabilisant de découvrir avec ces « deux-là » ce lien si particulier.
Une bourrasque d’un vent capricieux me ramène à la réalité et celle-ci est plutôt morose. La mort de Léane a surpris tout le monde. Nous qui avions l’habitude de vivre avec insouciance voilà que nous sommes ramenés à notre condition. Bien sûr nous ne sommes plus des enfants à soixante ans passés mais de là à nous considérer comme vieux ! Le temps est passé, il n’a que ça à faire dit-on mais pas nous !
Il a fallu que Léane nous rappelle à l’ordre. Une route qu’elle empruntait souvent et qui ce jour-là nous l’a prise : saloperie de route ! Pourtant elle est du coin comme l’on dit. Bretonne pure souche. C’est elle qui nous a déniché la maison, du moins la ruine qui correspondait à nos finances de l’époque car si l’amitié ne connait point de limite, il arrive que les comptes en banque soient inégaux. Qu’importe, l’acte notarial nous mentionne tous comme étant propriétaires. La crémaillère fut une fête, presque une cérémonie si l’on tient compte que chacun tenait dans ses mains le trousseau de clefs et jamais il n’y eut la moindre anicroche pour l’occupation des lieux.
Le vent redouble et la pluie s’invite, un petit crachin breton qui ne me dérange pas mais il est temps de rejoindre cette vieille baraque en granit comme il sied à une maison bretonne, avec sa rangée d’hortensias. Si la façade peut faire illusion l’intérieur laisse encore à désirer. Tous les étés nous nous retrouvons pour lui rendre sa splendeur passée. C’est une petite baraque certes mais qui met un point d’honneur à résister aux tempêtes et c’est tout à fait ce qu’il nous faut en ce foutu mois de novembre.
*
La cheminée ronronne, le feu crépite, les plaids sont de sortie, les tisanes également. Les anecdotes fusent et s’entrechoquent : on passe de l’une à l’autre, depuis le temps qu’on se connait on a du stock.
Toute la bande est réunie, on se croirait dans un film de Sautet ; pas un ne manque à l’appel. Bien enfoncé dans le canapé, Paul s’est plongé dans un mot fléché force 5, histoire de se lancer un de ses défis dont il est coutumier. Paul est un géant débonnaire, un gaillard qui entend bien prouver au temps qui passe qu’il est plus rapide que lui et qu’il aura bien du mal à le rattraper. Mais la mort de Léane semble l’avoir atteint comme tout le monde : saloperie de route !
A ses côtés, sa femme, Valérie, une adepte des graines, picore sans s’en rendre compte des biscuits apéritifs qui trainent là et qu’elle engouffre mécaniquement. Entre deux bouchées compulsives elle sirote une tisane de sa composition.
A peine revenu, trempé comme une soupe je file à la douche. Je sais déjà qu’à côté de Clara, ma place est réservée. C’est la femme de Marc. Je suis son collègue de plaid attitré. Personne ne se risque à contester cette évidence d’autant que de ses origines siciliennes Clara a gardé un goût prononcé pour défendre ce qu’il y a à défendre : son bien, sa famille et en l’occurrence son coin de cheminée et son plaid ! Je suis le seul à être toléré. C’est qu’avec les anciens on ne plaisante pas en Sicile : l’âge ça se respecte et de fait, elle et moi sommes les plus âgés mais nous faisons semblant de nous en moquer. L’amitié se bâtit aussi sur des habitudes.
Marc et Isabelle sont attablés et feuillettent sans trop y prêter attention le livret que la paroisse leur a donné afin de préparer la cérémonie. Marc a beau respecter les traditions c’est un catholique intermittent, un catholique très protestant comme il aime à le répéter. Toujours tiré à quatre épingles voire même à cinq. Il est loin le temps où jeune étudiant il circulait dans les quartiers de Tours sur un vélo d’un jaune improbable et affublé d’un loden fatigué.
Isabelle ma femme fait partie de ces chrétiens qui donneraient envie à un athée de se préparer au baptême. Elle ne fait aucun effort pour ça, c’est sa nature. Un optimisme à toute épreuve, un sourire à damner un saint et un humour peu fréquent chez les catholiques pratiquants. Cela dit, elle aussi a choisi le silence, elle annote quelques mots c’est tout. Léane, elle la connaissait peu mais elle voit bien le séisme que sa mort provoque.
Et puis il y a Pascale. Une revenante, perdue de vue depuis si longtemps. Une de ces petites brunettes pétillantes qui possède deux atouts importants qui lui ont permis d’être acceptée dans notre colocation du « 58 ». Le premier : les paniers de provisions qu’elle rapportait de la ferme familiale et des chasses paternelles. Le second : un sourire à faire tomber le plus balourd des hommes. Comme tout le monde elle a ses failles. Heureusement, la perfection m’a toujours horripilée. Les failles des autres me rassurent, ce sont des portes d’entrée !
Elle a repris contact depuis peu. Je n’ai jamais compris pourquoi. Nous avions tous construit nos vies. Peut-être à la fin d’une journée pénible a-t-elle souffert d’un syndrome bien connu de celles et ceux qui abordent la soixantaine : à savoir une envie presque boulimique de jeunesse. Certains appellent cela de la nostalgie. Le mot me plait, il n’est pas triste, il est doux. Le lien s’est retissé simplement. Elle a fait comme les autres : la, vie, le temps et tout ce qui va avec. Elle semble plus apaisée, moins attachée à l’apparence mais peut-être est-ce une impression.
Il eut été de la plus infâme goujaterie de ne pas la réintégrer car elle a fait partie du 58 rue Victor Hugo à Tours. Adresse restée célèbre dans les annales étudiantes des années 80. Ce « 58 » est resté dans les mémoires comme une véritable épopée. Un de ces lieux ouvert aux quatre vents, accueillant tout ce qui peut s’accueillir : une violoniste japonaise adepte des algues qu’un de nos amis a tenté de fumer pendant son absence. Précisons que l’ami en question est un adepte de la fumette, quelle qu’elle soit. Les algues l’ont laissé de marbre. Ce fumeur d’algues a aussi une autre spécialité qui peut effrayer : débiter des poèmes peu académiques avec un vocabulaire très imagé nécessitant le dictionnaire de l’argot et des locutions populaires édité par Larousse et certainement utilisé par la rédaction de Charlie Hebdo. Et encore, je ne suis pas certain que les poèmes de notre ami n’aient pas inventé de nombreuses formules non répertoriées. C’était assez étonnant d’autant qu’il les déclamait avec une ardeur renforcée par le fait que la plupart du temps, il le faisait vêtu d’un simple slip kangourou dont les élastiques étaient quelque peu relâchés : la violoniste s’est rapidement carapatée. Elle a été remplacée par un australien qui n’avait pas le physique d’un surfeur ce qui fut la raison de son acceptation car nous, les garçons, acceptions mal une concurrence déloyale. C’est une évidence et il ne sert à rien de le nier, le surfeur australien est par essence une concurrence déloyale ! L’étudiant cambodgien qui suivit ne resta pas longtemps : c’est dommage, il avait l’air sympathique. Nul ne comprit les causes de son départ précipité. Pascale tenta bien de nous convaincre qu’il avait été maladroit pour son arrivée de lui faire réchauffer une boite de raviolis mais l’argument n’emporta pas l’adhésion : les raviolis étaient bons, bien que la date de péremption fût légèrement dépassée.
Dans la cuisine Marie occupe les lieux : une femme de caractère, une femme forte comme l’on dit quand une représentante de la gente féminine résiste aux épreuves de la vie : une femme en un mot ! On rencontre parfois de ces gens que la vie rabote jusqu’à la corde et on ne voit trop souvent que les copeaux qui s’en détachent mais le bois qui reste est solide : Marie est de ce bois-là. L’amour a eu pour elle le visage d’un solide vigneron puis la mort est venue fracasser tout ça mais elle n’est pas du genre à se fracasser facilement. Nous sommes tous un peu estomaqués quand on repense à l’étudiante à la salopette constellée de petits ronds de couleurs et à la tignasse en bataille et que se dresse devant nous une cheffe d’entreprise au regard déterminé. Veuve, elle est restée célibataire : nous ne lui connaissons pas d’aventures mais ce n’est pas le genre de la maison. Marie c’est le genre de femme qui a dû batailler ferme pour se faire accepter par sa belle-famille. C’est qu’il est question-là de terroir, de cépages, de domaines. Pas question de laisser tout cela partir à vau l’eau. Comme je suis soucieux d’une certaine culture générale je souligne que vau est une ancienne variante de val ou aval, de cette idée d’écoulement vers le bas est né le sens figuré de se perdre, de péricliter.
Et l’entreprise ne peut que se féliciter du travail de Marie qui mène terroirs, cépages et domaines vers l’excellence. Comme Pascale, elle a repris contact il y a peu et est arrivée avec une caisse de Joseph Mellot la chatellenie 2015. Grâce à elle nous avons une cave digne des plus grands.
Le « 58 » accueillait aussi des connaissances pistonnées, faisant leur service militaire dans la caserne toute proche et qui préféraient squatter les chambres au lieu de profiter d’un dortoir militaire empli d’une bonne odeur de testostérone. Et il faut aussi parler des silhouettes féminines qui ne faisaient que passer pour beaucoup d’entre elles, pour avoir une vague idée du 58 rue Victor Hugo à Tours. Nous étions jeunes et pensions à l’époque que cela excusait tout.
*
Bien calé avec mon plaid, j’entends les murmures de Marc et Isabelle, le frottement des pages du livre de Pascale, le souffle discret de Valérie sur sa tisane et les grognements étouffés de Paul devant une définition qui a l’outrecuidance de lui faire obstacle.
Je ne fais rien d’autre que de laisser mon esprit vagabonder à sa guise, une de mes activités favorites. Notre amie est morte et je me dis que la vie reste une énigme. Ce soir j’ai envie de la résoudre.